AstroAriana AstroAriana
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en Astrologie Naturelle

Une écaille d’ombre

Je tiens en échec le tumulte de mon moi qui n’est même plus un froissis de feuille. Je suis en entier pénétré dans l’au-delà de l’univers sans le méditer, sans le reconnaître par des paroles. Je suis immobile et tourbillonnant. Mon moi n’est qu’une écaille d’ombre. En saisissant mon ombre, est-ce vraiment moi que je saisis. et comment saisir mon ombre ?

Dans ce grand rien où je me tiens, je suis pourtant bien en éveil, léger comme un flocon de Soleil, mais recevant dans mes cellules les décharges de chaque chose vivante. Aucun désarroi ne me gouverne.

Je ne m’appuie pas sur la solitude de l’abstraction pour être. Mon point d’appui, mon point d’avancée, ce sont les choses, les objets, les formes à l’état brut. Contre eux, dans leur réalité non interprétée mais respirante a large haleine, je vis et je vois la réalité contre moi. En vérité, nous sommes confondus comme les plis de l’eau aux plis de l’eau.

La création éclate a mes yeux non prévenus et naïfs, et jamais solitude ne fut tant animée du vertige de vivre. Car ma joie aime la vie, aime d’être, d’une passion qui est celle que la femme inspire à l’homme. Moi aussi. je suis l’élémentaire en qui se réconcilient la vie et la mort, les balancements des marées, le pour et le contre, le Soleil qui se lève et s’endort. Je suis délivré de mes limites : depuis longtemps j’ai opéré la jonction flanc à flanc avec la création. Il n’y a plus de créature. Il n’y a plus de moi.

Comment puis-je avancer en solitude ? L’espace qui s’étend en moi est la suite de l’espace qui est hors de moi : une même étendue. Rompus mes os, comme une cruche son argile. et voici l’univers…

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Si je suis un avec l’univers, c’est que j’endosse son poids, ses joies, ses servitudes. Etre dans le monde. ce n’est pas le rejeter, mais m’en revêtir comme il me vêt. Non pas oubli total dans cette abolition du moi, mais conscience totale de la création, respirant dans ses particules, comme elle dans les miennes. Elle et moi, moi et elle, nous sommes également d’une même substance qui explose.

Je sais que tout est solitude active : mon corps tisse et retisse ses molécules féeriques, braises qui branlent et s’étreignent, et il se défait lentement, fragment après fragment, dans la même solitude, pour se refaire ensuite, création ardente de ce que je suis, de ce que j’ai été, dans un mouvement ininterrompu.

Conscience féerique qui me lie à la conscience de la vie et de la mort, à l’ordre et au désordre de ce qui est chaque jour, sans révolte ni résignation, je ne me perçois pas en dualisme contradictoire. Réconcilié, je le suis dans la réalité cosmique qui n’est pas un drame de l’absolu à la résolution duquel toute la création se passionne. S’il y a des ténèbres dans mon corps, elles sont de la même texture que celles qui circulent dans une tige de blé, et j’ai assez de lumière à la pointe de mes regards pour me tenir toujours hors de leurs atteintes. Mais que si cette lumière est trop éblouissante, je puis me réfugier dans ma pénombre aussi aisément que dans mon Soleil, une pénombre de même texture que celle qui s’accumule dans les forêts.

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Mes regards sont présents dans le moindre éclat, la plus mince saillie de vie, affamés de cette incomparable délectation d’aimer et d’être aimés de l’univers qui se pose sur eux et les dilate d’aise. Étant sur les crêtes de ma vie, j’ai arraché de moi, depuis longtemps, la longue foule des captifs, et les ai délivrés comme des oiseaux.

Je ne rappelle à moi aucun paradis perdu. Je ne me cherche pas, ni ne veux me trouver, en dehors de ce que je ne suis pas, dans la plus infime pulsation de la Terre, dans la goutte d’eau, le grain de sable.

L’étincelle dans le caillou, c’est encore moi, et l’essence dans le bois, c’est encore moi, mais l’une et l’autre se reconnaissent dans mon image qui est odorante comme une pomme de pin.

Autour de moi, il y a à pleine mains la fraîcheur de toutes les lumières, mes compagnons de nuit et de jour, il y a aussi mon travail d’homme, qui est une glissade dans le silence des choses et des créatures.

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Si je nomme ce dépouillement solitude, ce n’est qu’un mot comme tant d’autres. Jamais je ne suis seul dans mon effort et ma patience, et je n’ai pas un dedans, ni une frappe intérieure, ni des chocs ravisseurs. Les signes de mes certitudes me sont donnés du dehors, ils me viennent de cette écorce à images de l’univers.

Dans ma respiration à deux temps se répand aussi la force de ces images qui font ainsi le tour de mes poumons et s’en vont battre contre mon corps de leurs ressacs à irisations majestueuses. Jamais une seule corde du temps ne résonne sans que nous ne nous informions, le monde et moi, de ce qui est, sans que nous ne nous épelions dans nos destinées communes.

Allégé des rigueurs de la pensée

L’ordre de la féerie ne peut être soumis aux rigueurs de la pensée. L’astreindre à une vue géométrique serait le mutiler, alors qu’il est entraîné avec ses rythmes et ses métamorphoses vers les temps forts et vers les temps faibles, deux mouvements balances qui sont ses plus nobles jeux. Il est un grandiose système de forces en circulation, en recherches de ses plus hauts moments d’intensité, et de puissance. La féerie fait de moi l’une de ses cadences. J’éprouve sa perception dans chacune de mes cellules, et cette perception m’assure la connaissance de la vie, et ainsi et ainsi s’étend en moi la grande impétuosité de l’élan vital au fond de laquelle je suis emporté par éclatements et ruptures. Dans les alternances de ces mouvements élémentaires à deux temps, je me meus plein de vie, plein de mort, acte de présence dans la joie du monde, acte de présence contre ses forces contraires.

Je connais tour à tour la foi, et le doute qui vient détruire la foi, laquelle renaît du doute. Mais dans l’une et l’autre, jamais la féerie n’est écartée de moi, ni moi ne suis rejeté d’elle. Il faut que l’homme désespère aussi afin que sa joie soit côte à côte avec la chaleur de cette merveilleuse désespérance qui est action et force.

J’espère et je désespère. Il m’arrive de ne plus comprendre ce qui a été ma vie, pourquoi j’accepte qu’elle se consume. Il m’arrive que je touche à la sublime tristesse du monde et à mes limites. Mais au-delà du désespoir, il y a la féerie qui ressuscite la joie.

Ce va-et-vient, c’est la puissance de vie en moi et dans le cosmos. Et ce qui me pousse à me tenir droit au milieu de ce courant alterné, c’est la soif brûlante de toujours passer outre : une perpétuelle transgression. La féerie, c’est celà, cette aspiration jamais étanchée de l’homme, infinie dans les deux pôles opposés, qui s’insurge et qui lutte.

Si le temps file toujours, le vivre et le mourir se poursuivent avec le temps qui s’écoule et la féerie du temps est continue. Pour elle, la naissance et la mort, les cataclysmes et les édifications, sont les deux aspects d’une même pulsation. Elle est la racine de la joie, et la racine de l’amertume. Son activité créatrice et son activité destructrice s’équilibrent et se complètent. Les objets qui y affluent se présentent d’une irrémédiable étrangeté ; leur relief, leur densité, leurs couleurs comme frappés de stupeur heureuse, cèdent à des fuites et à des retours. Ce qui est transitoire se perd dans ce qui est éternel, jeu inextricable de la vie et de la mort qui sortent l’une de l’autre, antinomies et réconciliations, éternellement unes et multiples…

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Il faut savoir entrer dans ce jeu avec l’herbe, le temps, la montagne, être les nœuds du bois, le règne des pierres, être au centre de l’imagerie universelle, faire partie de la ronde sans fin de la vie et de la mort. Ces choses primitives qui s’éveillent autour de mon corps, qui changent de lumière, qui prennent de multiples profondeurs, je glisse en elles dans le balancement implacable des sphères et dans une sorte de paix d’éternité.

Cette puissance féerique, je la vois telle qu’elle est, fantasque, absurde et enivrante. Sous la perpétuelle variation des apparences, elle demeure la créatrice éternelle, celle qui force mon être à l’existence. Ah ! transpercé par l’aiguillon de cette volupté universelle où la joie et la non-joie sont entées l’une sur l’autre, comme je me sens vraiment le terrien qui sait qu’à côté de cette incommensurable puissance créatrice qui laboure ma chair, il y a, qui la prolonge, une incommensurable puissance destructrice et qui goûte l’une et l’autre comme un participant à la substance vivante et unique, baignant la création dans cette volute ! Fantastique, d’un présent supérieur, un fantastique qui n’est pas une fin en soi, mais une constante naissance, une surprise de chaque instant, une plongée dans l’espace, la vérification de la réalité de chaque jour, la féerie est santé et force, elle est nudité et dignité physiques. Elle tire son miracle d’elle-même et se manifeste avec cette justesse, cette spontanéité et cette précision du rêve qui ressortent d’une vérité prodigieuse.

Cette volonté féerique s’enchevêtre aux racines de mon être, à la source impalpable de mes sensations, plaque sensible qui enregistre et qui agit. Pourtant, elle n’est pas entièrement d’instinct et de libre-venue dans sa puissance de rayonnement, comme une révélation, iI faut qu’elle soit consciente et attentive, patiente aussi, et que dans ses démarches elle fasse la lumière par une concentration totale, afin qu’à travers elle je saisisse à plein l’homme, l’autrui.

Elle exige une sorte d’initiation préalable aux joies et aux amertumes, qui appelle déjà cet état — une initiation aussi à la vraie solitude et au vrai silence, et d’être pur comme le feu. Il y a dans cette prédisposition une part de tension, une part de volonté. Il y a dans cette aspiration une recherche qui n’est pas née du hasard, comme le poème n’est pas une création fortuite, une sympathie mystérieusement concertée, éveillée par les infimes ressorts de mon être. Si elle est dissimulée dans la pleine innocence de mon amour et de mon destin, elle n’en demeure pas moins une activité voulue, mais voulue par instinct. Si je n’interviens pas directement, ma chair intervient, mais en silence. Faire silence, être un écho parfait, pour que la création s’inscrive en moi, amoureusement s’enlace à mon amour ! II me faut cette clef d’un vouloir passionné qui obéit, qui traduit, afin que l’univers pense et s’analyse en moi.

***

Nous nous suffisons, nous les hommes, avec nos parts que nous donnons en largesse. Nous ne sommes que parce que d’autres sont, et nous naissons à chaque instant entre ces millions d’autres. Ce n’est pas la compromission. Je ne me suis pas accroché aux reins des ailes d’anges. Et seule, ma chair existe et œuvre avec noblesse ; elle est liberté, joie sans chute ni remords, dans cette saisie du monde contre elle qui n’est nullement ma propre saisie. Aucune démarche contradictoire, parce que je suis à la surface de la vie. Je suis avec les autres et à notre naissance nous nous transmuons réciproquement dans la pleine lumière du monde. Nous nous acceptons dans les autres, en cette présence commune, en cette identification totale, parce que nous ne serions rien si nous étions seuls, séparés, et perclus en notre moi. Seul le monde créé est notre patrie. Les prairies, les torrents, les bêtes, le bossellement des monts, les vignes, les champs de lavande, les bouquets de genêt, les touffes de thym et de serpolet, sont mon visage.

Car la féerie est un acte.

II suffit d’avoir les yeux propres et les sens clairs, pour que l’ineffable surgisse. Je fais des signes aux êtres et aux choses, des signes d’intelligence et de reconnaissance, et eux aussi me les font, et à notre contact le monde s’embellit, la création se met en joie.

II faut que je me sente en bonne volonté avec la vie, et non en amertume, en une inclinaison généreuse à me prêter à tout, en une disposition à ne jamais opposer un “non”, à recevoir toujours en réciprocité ! Ne pas m’immobiliser dans le refus, dans la réticence, l’esprit froncé ; être toujours dans l’illimité de cette ferveur ouverte qu’enferme le vocable “oui”, prononcé d’une bouche amoureuse. Car la création entière répond “oui” à ce “oui”, et s’en trouve sacrée. Et tout mon être lance ces “oui” d’accueil et de bienvenue, il bouge dans ces “oui” comme au milieu de la substance majeure. Et je suis en joie et purification à chaque instant où aucun “non” n’enfonce soudain ses griffes dans le perpétuel déroulement de mes acceptations et de mes bienveillances.

Et il n’est pas possible que ces “oui” ainsi jetés demeurent sans retour. Chacun d’eux est veilleur d’un “oui” correspondant, comme un baiser donne réclame et reçoit le baiser d’acquiescement qui scelle l’amour. Or, il y a véritablement baisers et amour de nous tous, de notre aise la plus éblouissante et la plus commune à la fois !

Joie, vaillance, victoire, héroïsme…

Qui respirerait, qui bougerait, si le monde n’était empli de féerie, c’est-à-dire de joie ? La joie est partout répandue, dans mon énergie et dans ma mort, superflue, luxuriante, exigeante et nécessaire. Le jeu éternel de la féerie est l’expression de la joie du monde. La lumière est joie, le son est joie, la vie est une cadence perpétuelle de déclin et de croissance dans la joie, un jeu de ce qui est et de ce qui n’est pas. La féerie est dans la matière, la cadence est dans la féerie, la forme est dans la joie de la féerie. La joie de la vie en féerie n’est qu’une autre face de la force de la vie, la secrète de ses muscles.

Lorsque je dis joie, je dis vaillance, victoire, héroïsme. Je dis aussi la conquête des conditions qui la créent. Tout y est charnel, tout jusqu’à son évanouissement et sa cessation. Et le charnel est le cœur du monde.

Rien ne passe à travers le désespoir. La disposition à l’accueil de ce qui est joyeuseté, meurt au seuil des sombres visions de ceux qui disent “non” aux choses en marche, à l’homme en marche. Les images belles ne trouvent asile que dans une chair heureuse d’être vivante, et ma chair est toujours sonnante, dressée à la discrétion du désir, cette fusion par quoi je suis perpétuellement inséré dans les choses comme une greffe.

La joie d’être l’emporte de beaucoup dans la création sur le mal d’être, car elle est la naturelle animation de la vie. Chaque chose la contient, il s’agit de l’extraire par l’accueil lumineux, tendu vers elle. Cette ample respiration de la vie, c’est l’allégresse qui tire sa substance de la conquête de mon être qui a su dominer et saisir les aspects du destin de l’homme, dans sa douleur et dans sa joie, sans cesser d’être proche du sourire des hommes. Cette allégresse est lucidité, est attentive présence et intensité passionnée dans le drame de chaque jour. Non sérénité immobile mais active animation, force vive qui prend forme et assure que l’homme est la mesure du monde, et le monde, la mesure de l’homme. Promptitude et densité qui font que je suis actuel, daté, de ce temps, dans une perpétuelle conquête.

Le monde n’est qu’un décor de féerie à son endroit, sur ses fugaces apparences ; l’envers est le vide, l’invisible, sa frange de ténèbres. Mais pour se mouvoir dans ce décor de féerie, il faut s’offrir avec le don de soi inclus dans notre plus fraîche nature de première création. Il faut savoir aller jusqu’au bout du chemin afin que la féerie vienne à nous, et que nous soyons “un”, en alliance, avec elle. Cette rencontre est déjà dans l’œil qui la quête, comme la beauté n’est imprimée que dans l’œil qui la contemple, et la vraie béatitude est de sortir de soi.

La joie ne fait bon accueil qu’à ceux dont le visage lui sourit.

Les choses sont heureuses, couvées dans l’œuf du monde. Elles sont heureuses d’elles-mêmes, non par notre désir de les trouver heureuses.

Le monde chavirerait, d’un coup, s’il était écarté du pivot de la joie.

La grande foulée tournante du char de la Terre broie de la joie. Etre en joie, c’est le total de vivre, une pâte fermentante par un formidable levain, et vivre, c’est la fureur sacrée qui mêle l’ombre et la luisance, le plaisir et l’horreur.

Cette joie sans limites ne porte pas d’accent particulier. Elle est ici et là, autour de mon corps et en dedans de ses tissus. Une immense chose heureuse qui me noie, une sorte de créature qui bat de son sang dans mon sang, et qui s’est substituée à moi, bien que restant moi et des millions d’autres, également en joie d’être dans cette animation de l’univers.

La souffrance et la tristesse sont les seuls remords de ma chair.

Je ne suis pas capable de penser le malheur, car tout en moi pense la joie. Elle est là, partout. Je ne la vois pas, je ne la connais pas, mais elle est là et je la sens bondir. Elle se tient en moi comme une face voilée, comme un fantôme extraordinaire. Son retentissement ne me crée pas de conscience tragique. Elle est un acte sans conscience, bien que je l’exprime par le langage.

***

Ce qui est vie, n’est-ce pas joie, joie à flot égal, comme une marée qui gagne la grève et ne laisse rien de mon être sans le gagner, joie qui n’est pas stupéfaite d’être étrangère, mais incorporée, intégrée. J’arrive cependant à m’arracher à moi-même. Mes joies sont répercutées en les autres, joie de la suite des heures avec une égalité parfaite dans leur surabondance.

C’est une pacification active, un repos dans le tourbillonnement. La cosmogonie féerique est cette joie paisible en ses immenses girations. Et moi, faisant partie d’elle.

À chaque coup d’œil qui s’élance de mes rétines et qui atteint un aspect de l’univers, je m’écrie : “Je n’ai jamais vu cela, tout m’est inconnu, tout est neuf à mes yeux et vient de naître !” Et je reprends depuis leur fin bout les choses de la création, je tourne autour de leurs multiples aspects, je refais leur inventaire. Et j’ai joie. Je saisis un peu de ce caillou d’ocre écrasé et je crois que c’est de la poudre de diamant et aussitôt l’oiseau rieur ouvre ses ailes au milieu de mon front, avec les trilles de son gosier et le velours de ses plumes, et c’est le premier rêve de mon existence qui prend forme et jette ses prolongements dans ma chair. Et j’ai joie.

D’un état permanent est cette joie rythmique, ce délire d’être créé par la féerie à mon tour et de la créer elle aussi. Engendrement réciproque qui n’est qu’un seul acte simultané ! Le monde est là, en travail, par les lois physiques de l’énergie, les formes invisibles de la lumière, le tirant de l’eau en circulation. L’épaisseur de la substance sonore. C’est une réalité, la seule qui émerveille la croûte terrestre d’un souffle énorme, d’une germination de lignes et de visions sans fin.

II y a aussi en moi mille sommets où brûle la joie, mille sommets, à chaque pore de ma peau qui boivent le monde, qui aspirent ses musiques. Mais cette joie ne m’appartient pas ; la Terre entière y a sa part et en vérité la Terre et moi jouissons de cette joie en camarades, nous nous la prêtons l’un à l’autre.

Magnifique présence de l’instantané qui jour et nuit me relie aux apparences mobiles, aux grandes lois de la vie et de la mort, au milieu desquelles je ne suis qu’un souffle en amitié avec les choses, offert et donné spontanément et où il n’y a point d’orgueil, point d’humilité non plus, à être l’égal du puceron et du plus haut glacier.

Le monde m’attend à chaque instant, dans la moindre bribe de joie prise et rendue, et j’attends le monde pour ses surprises et ses dons innombrables.

Joie parfaite d’être si chargé d’hommes en étant homme : elle éclate en moi et hors de moi comme un chant qui devient perceptible à tous. Chant continu de mon être, cette fraternité dans la joie avec la création, que ce soit la braise du feu entre deux pierres, l’herbe des pacages, l’ouate des nuées, les terriers des mulots, le sentier rocailleux sous la pluie, les moustiques hematophages, les vrilles suicidaires des choucas, le chant des cigales dans les mélèzes, ou le nid de guêpes entre les solives de la maison, la noria de fourmis qui déambulent dans la cuisine. Pureté de ce que je suis, lisse comme ma peau, et ce complet abandon dans la joie trouvée en ce que je rencontre !

Je me réjouis de la création. Je me réjouis et je jouis des choses du monde, tant et si bien qu’il est évident que la création m’appartient.

Chaque chose vivante est mon frère et ma sœur, et quelle que soit la créature qui vienne à ma rencontre, je trouve en elle une nouvelle raison de me réjouir !

Aux purs tout est pur

Cette bienveillance émerveillée à l’égard des choses vivantes, cette surprise et ce désir d’être accueilli, pris dans l’intimité et le noyau des objets ! Toujours ce mouvement de l’être qui me porte sans répit avec un profond respect vers autrui, que ce soit vers les cloportes, les herbes, que ce soit vers les hommes, les bêtes ou les pierres. Perpétuel don de moi-même, par un ordre majeur, une vertu jamais en repos, une flamme d’actes toujours crépitante !

Mais je ne m’offre pas avec cet affranchissement de désirs personnels et dans la liberté, sans qu’il n’y ait réciproque bienveillance émerveillée de la création à mon égard. L’amitié que je donne m’est rendue. Je ne mitraille pas en vain le silence du monde : il me répond. Je ne débloque pas en vain l’imperméabilité qui sépare les êtres sans qu’ils viennent aussi à ma rencontre.

La pureté recherche et attire la pureté, et aux purs tout est pur. Toutes les ressemblances ont entre elles un joint et un pivot qui les font s’apercevoir et s’appeler de loin. Entre la création et moi, il y a tension amoureuse. Entre mon propre fonds et celui de l’écorce de la planète, il y a correspondance : nous nous parachevons. Jamais le silence ne succède à nos murmurantes voix de reconnaissance. Toujours cette conjonction authentique de nos appels, mutuelle volonté qui trouve l’absolue coordination et ce rapprochement corps-à-corps, souffle-à-souffle, pour fusionner.

La création est ma compagne choisie comme l’image de ma nature véritable et latente, en devenir. Instinct mien qui me guide avec la sûreté immédiate de ses informations, avec ses clairvoyances spontanées qui défient les tâtonnantes recherches de la connaissance et de la raison, instinct qui est la lampe de ma vie, et l’animation de cette possession du monde.

Je n’ai d’autre image qui soit la figure de mon idéal sinon celle que me renvoie le miroir étincelant du monde. C’est pourquoi elle est multiple comme la réalité. Les complexités, les désordres ont été reportés loin de ce qu’il peut y avoir de ténébreux et d’incontrôlé en moi, dans la pleine lumière aux contours vrais et discernables.

Mon don d’accueil est un instinct en pleine naïveté de moi-même, une surabondance de force. C’est par l’offre entière de ma vie que surgit pour moi du mystère, de ses ordonnances et de ses cataclysmes, la création, qu’elle me parle et que je lui réponds, dans un langage informulable, préverbal, qui est cependant plus clair qu’un autre langage.

Si, face à moi ne se lèvent pas de vivantes présences, reliées à moi comme je le suis à elles, que vaut le poids de mon être ? L’esprit qui ne sait pas prononcer la parole initiale par laquelle s’ouvre l’univers des apparences, et qui n’explose pas au cœur de chaque présence qu’il a su conquérir, n’est qu’une servitude.

Je suis toujours autre, cet autre qui est l’éclat prestigieux de la création. Je suis semé dans les autres et ressors d’eux, germe, pousse, semence, comme eux sont semés en moi, sinon je demeurerais caillou aride et ne ressusciterais pas de ces semailles joyeuses. Avec une conscience lucide, je mesure cette force dont je suis le maître. Ce n’est pas un mirage. L’affabilité qui me porte vers le cosmos, si elle n’est payée de retour, n’est point affabilité. Or, tout est vibration amoureuse, tout est jonction et conjonction. Seulement, il s’agit d’avoir la force patiente et bienveillante de la plante, de l’animal, de l’eau, de la pierre qui vous ouvre de part en part pour que le sens cosmique, dans sa pureté, devienne votre instructeur.

C’est pourquoi je suis cette mobilité changeante de l’eau qui pénètre et épouse les choses, délie dans la vie par l’amour. Il y a une glu secrète qui nous retient les uns aux autres, une glu qui est l’amitié glissée dans les interstices et les fissures ; c’est cette attraction qui fascine les oiseaux aux arbres, les feuilles aux feuilles, les sources aux herbes flottantes, qui fait courir les bourgeons sur les branches, qui peint le ciel, qui dilate les mottes pour que perce la petite lance du blé. Imbrication des êtres et des choses : le grand enchevêtrement amoureux de leurs destins !

Je suis seul si l’on veut, mais si j’étais vraiment la proie de la solitude, je ne serais rien, je ne serais même pas une ramille de mélèze desséchée. Je peuple la Terre de mon peuplement et elle me peuple. Je suis répandu hors de mes bords, ayant pris congé de moi, chassé par mes beaux désirs au large des mondes !

Chacun pare le monde de sa propre apparence, car ce que je pense, je le deviens. Je deviens un autre moi-même dans tous les bien-aimés qui sont la réalité de la Terre.

Le meilleur que je ressens par cette puissance créatrice qui m’anime, c’est en même temps d’aimer et d’être aimé, de donner et de prendre, avec le sentiment d’un tel élargissement de ma vie que j’enferme et plie la création entière dans mon corps.

En moi résonnent les échos de toutes les puissances de la Terre.

Les objets et les êtres sont objets, êtres d’élection, sont harmonie dispersée. Ma chair est harmonie sur laquelle je me balance parce qu’elle est celle de la planète.

Je me vois parmi le génie vital des substances du globe ; en moi se conjuguent les énergies du sol, les rythmes cosmiques. Je subis les influences variations des saisons, les flux des lunaisons.

Le rythme des apparences

L’apparence, mère des choses, m’est sans contradictions, et je suis en elle, naïvement empêtré, nu et sans gêne, parce qu’elle est une et que l’argile de la Terre, comme la mienne, est noble, pétrie d’une sagesse dénuée de frontières, où chaque ordre et chaque loi se trouvent être justifiés. Mon corps et sa masse de tissus, est en contact avec le monde, le monde s’allonge à travers mes sens et les rend phosphorescents d’odeurs, de sons, de couleurs et de formes. Ma pensée, ce sont les perceptions par quoi les choses sont, par quoi les messages de l’univers affluent en moi incarnation et désincarnation perpétuelles dans le rythme des apparences.

Les barrières habituelles de la vie abolies, je suis dans le vrai de la Terre, rattaché à la féerie créatrice du monde comme à mon poids de sang, rattaché au ventre du monde par un cordon ombilical qui m’ajuste à chaque atome, à chaque pulsation de vie. Mon corps n’est pas borné par mes membres ni par ma peau. Je me ramifie, je foisonne, je me continue de tous les côtés à la fois, dans toutes les directions, au delà du jet de mes regards. Je suis pénétrant et pénétré, poreux, ductile, ajouré, ouvert, liquide. Ni les êtres ni les choses ne sont distincts de moi : si nous avons perdu nos contours, nous existons cependant par la volonté d’un même sang.

Ma forme humaine s’imprime dans la mœlle de l’univers, amphore de douce chaleur où elle se renouvelle sans cesse, si bien que jamais ne vieillit ma joie. Quêteur de la voie d’amour, de la voie de vie dans l’élan charnel de la création, la création est véritablement moi-même, bien que je ne sois qu’une molécule d’elle. Le nom qui me désigne la désigne aussi. Nous sommes une androgynomie merveilleuse, nous ne faisons qu’un comme font un l’amour et un noble cœur.

À chaque battement de mon sang, je possède l’univers dans sa totalité, d’une possession passionnée, et il me possède, d’une égale possession. Je touche chaque chose de la Terre à la fois, de chaque côté, par ses multiples aspects, et je sais que chaque chose a sur moi identiquement ce pouvoir amoureux et qu’elle enfonce en moi son désir.

Plongé dans l’élémentaire et le mythique, qui ne sont que la réalité de la vie énergique et de la naïveté créatrice à portée des regards et des mains, je me transforme à travers les saisons et les règnes, blocs vivants qui se tiennent dans les interstices des êtres et des choses, grands amas du merveilleux qui me traversent dans le milieu.

La surface du monde, elle est la richesse de mes yeux, de mes oreilles, de mes mains qui la palpent et ou ils promènent leur stupéfaction adorable. Mes os, mes muscles, mes tendons, l’ensemble de ma machinerie organique, sont pulvérisés par la féerie, avec mes articulations disjointes, et l’être vertical que je suis n’est plus en équilibre sur la pesanteur, libéré de ses fibres et de son derme. Je n’ai d’autre support que les imperceptibles cadences nuancées de mon sang. Je ne suis que sang enchaîné à la circulation insaisissable de ce qui fait la libre vie. Gorgé de cette fluidité pourpre et mouvante, je me définis dans ce mouvement profond, peut-être ? Mais rien de défini ne peut embrasser cette chaleur heureuse et simple où je ne me porte pas, où je ne me sens pas. La féerie, dans cette légèreté, est de la même substance homogène et vide de l’air où mon destin individuel n’a pas de sens, mais où cependant je puise une force indestructible qui s’inscrit dans celle qui mène la belle courbe de la Terre.

***

J’organise le cosmos, pièce par pièce, parce que les éléments de mon être y sont dispersés et retenus comme otages. Ils œuvrent par l’énergie de la substance qui est scellée en eux, ils éclairent les sphères, ils sont à l’intérieur du bois et du granit. Et pourtant, dans chacun de mes éléments, je suis entier et je m’accrois d’être sous l’écorce des rocs, sous les veines du blé, sous la chair des torrents qui sont des forces amies. Je fends les herbages du ciel, jusqu’à la ceinture, plonge dans leurs vagues, et le ciel bombe son ventre lisse et se libère de son bleu parce qu’il vient de m’enfanter et que le sourire de mes lèvres qui passe par le chemin de ses étoiles éclaire son sourire. Si je lève la tête, je dévoile les pousses qui sont encore pressées derrière les branchages que le froid mûrit. Mes naissances se conjuguent de loin, étant à la fois ici et là, crépitations lunaires, ébrouements de poitrails de chevaux blancs, pigeons qui font voler des mouchoirs de tulle !

Je suis adossé à une puissance spacieuse où rien ne me sépare du mystère de vivre, où je ne suis pas l’exceptionnel mais le quotidien, le banal, dans le galet, l’ortie ou la perdrix. Le centre de ma chair explose dans cette puissance, j’y fermente, gelée solaire.

Féerie ! Je suis sans efforts à un niveau d’apothéose permanent qui me joint à l’univers. Et je me joue sans efforts à travers les éléments, à travers la corne, la plume, la fourrure, les graines, en liberté. Je suis dans la création comme le lombric dans la terre, la fougère fabuleuse transmutée dans l’anthracite, comme mon propre système filamenteux de nerfs est sonnant dans mon corps. État de pure nature semblable à celui de l’agneau qui vient à peine de naître ! Vide et plénitude de ce vide par le monde !

À travers l’éternel règne, je suis, successivement et en même temps. Dans l’immensité du vide, je chevauche la lumière, je m’ébats avec chaque chose, et moi, vide, je suis “enceint”, mis en branle par l’amour du monde. Je tiens, embrassée et concentrée, une puissance vitale, elle est un nœud sur mon être, elle a la dureté du diamant. Et je porte néanmoins sur mon dos, tout le ciel, tout le poids du ciel.

Souffrances et espérances humaines

Je sais qu’elle est, la vie, de haute fréquence, en joies et en fêtes, grâce à l’homme, mais je sais aussi que si elle comporte des indignités et des avilissements, on les doit à l’homme, et de celui-ci, j’ai le devoir de fustiger l’esprit. Mais toujours sur les autres je reporte mes espérances, et je leur cède mes parts de joie, pour que leur jeunesse soit émerveillée.

Malgré les souffrances qui me sont venues d’eux, je n’ai jamais accepté leur pouvoir de mal, et jamais je ne fus un résigné. Ainsi, la solitude est un apport perpétuel que l’amitié rend possible, et si elle est une prière, elle ne peut être qu’une prière en commun.

Fraternité du pronom “tu”, qui est le prochain et le semblable, ou du “nous” qui fait que le monde rayonne soudain de bonheur ! Jamais je ne pense “moi” dans l’égoïste splendeur de mon isolement. Car il y a toujours quelqu’un qui me relie à la vie universelle, qui me rappelle une filiation, et ce quelqu’un peut être aussi une paille ou une toile d’araignée, un oiseau de passage ou un pas d’homme. Pas une feuille qui change de couleur, pas un pli sur la surface du ciel qui n’ait sa correspondance avec ma méditation vécue. Tout est échange, et c’est là la joie la plus savourée, parce qu’elle rejoint au cœur du trésor de la création d’autres joies creusées dans la même substance.

Les individus et les choses ne sont pas détachés abstraitement de l’univers, ne sont pas des réalités indépendantes. Seuls, me tiennent à l’esprit le prochain, le quotidien, le palpable. Etre dans mes semblables avec la dignité de l’arbre, la majesté de la pierre, avec leurs vertus et leurs jubilations, c’est servir l’univers.

L’indignité des autres me bafoue, et ce que l’on rabaisse en eux, c’est moi. Mais ce qui porte honneur aux autres, ce qui les élève, m’honore et m’élève aussi. Le service de l’homme, le service de l’animal, du végétal et du minéral, à égale puissance, cela encore s’appelle féerie.

Les sources extérieures qui coulent à travers l’univers, sont mes nourritures et mes renaissances. Seul, je serais cet arbre fauché, racines en l’air, suçant ses réserves et ses gelées, et dépérissant, alors que je suis fiché au cœur de la création, dans la nature de mon être qui est celle de la féerie.

Je crois en l’humanité de l’homme, je crois en l’homme, plus qu’en la vérité, plus qu’en l’illusion.

La volonté de vivre est là, engagement sans mirages ou la joie parce que cette joie est action.

Pas d’adhésion à la mort, ni de fascination intérieure. Je m’ignore, autant que mon cadavre m’ignorera. Mais je suis debout, et le monde est lié à mon poing, sans piperies, avec les autres hommes.

Je suis en partance, dans un effort lucide de chaque instant, pour une intégration indéfinie dans le monde, solidaire du mythe éternel de la vie, où je me recrée dans les autres comme eux en moi, non dans l’immobilité mais dans la lutte et l’audace, abandonnant à ceux qui font joujou avec la Grande Peur leurs chants funèbres, leurs plumes, leurs archanges et leurs foudres sataniques !

Je ne me suis pas retiré au fond de mon dépouillement, libre de toute attache. Je n’ai pas recherché l’effacement dans un oubli complet du monde, pour ma seule purification. Je n’ai pas choisi la pauvreté, délibérément, pour une vie cachée. Ce n’est pas dans la mesure où je serais parvenu à la nudité de la vie, que j’aurais trouvé la joie parfaite en ma solitude, ni lorsque mes derniers liens auraient été coupés que j’atteindrais ma libération unique et personnelle. Tout est vie pour moi, à cause de la présence des autres. Mon entièreté d’homme ne se conquiert pas par une succession de morts, mais par une suite de joies qui me viennent d’autrui.

Même mon métier de pilote part de cette volonté de partage. Si je m’exprime, je m’exprime par tant de lèvres différentes, et ma pensée est celle de milliers d’autres ! Là encore, j’entends être communiqué par la graine des mots, disséminé dans chaque conscience, et mon expression, si elle n’est pas roulée dans l’amour, est une chrysalide vide. Chacune de mes phrases est bourrée de cette aspiration à être entendue qui est une volonté d’aimer, afin de gagner l’amour des autres.

***

Ce saisissement qui me prend, qui est comme l’annonce d’une camaraderie nouvelle, chaque fois que je vais à la rencontre d’un homme, d’un arbre, d’une bête ou d’un objet ! II s’y mêle aussitôt une curiosité ouverte à des promesses ambitieuses, à des craintes aussi, une disposition bienveillante à donner et à recevoir. Tout cela encore imprécis, à peine ébauché, mais proche de l’amour. Car ces rencontres vont bientôt élargir notre vie, créer les instants qui vont nous arracher à notre isolement, introduire en nous les forces vives de la création. Je sais que mon destin, cet arbre, cette bête ou ce paysage, va, d’un coup, virer de bord et devenir une source brûlante de joie, parce que j’ai la conscience soudaine de me trouver devant eux comme pour la première fois, comme si jamais je n’avais rien vu de semblable, ni gardé dans ma mémoire le souvenir de leurs formes, avec un élan vif et chaud qui exige la réciprocité, la reconnaissance sans retard.

Par cette charge, j’ai atteint une ferveur grave devant ce qui est vivant, et jamais, je ne suscite la souffrance ni la haine, chez aucun être. Cette immense gratitude, ce sentiment de non-agression et de non-nuisance, me tiennent dans la joie, dans la pureté de mon sang et de ma pensée.

Je ne suis pas plus inconnu à moi-même qu’aux autres. Nous ne sommes pas différents et semblables en même temps, uniques dans nos personnalités, et irremplaçables par des vocations qui nous appartiendraient en propre. Cela ne serait qu’un jeu de l’esprit qui se heurterait à ses propres faiblesses, et à ses lâchetés, et tirerait d’elles des accommodements. Seulement, il en est qui ignorent par quelle fissure faire irruption dans le prochain et les mots pour amorcer le dialogue dans son tutoiement divin et l’accent de la voix qui retentira comme un coup de fouet en plein travers de leur être et les dilatera d’aise. Ils ne savent pas de quel point cardinal appeler pour que se rêve la bourrasque qui les empoignera. Ils demeurent bouclés dans leur vieille carapace, sans pressentir qu’au printemps les bourgeons se détendent et font éclater leur gaine, comme les torrents se libèrent de leur glace, et les bestioles à poil, à plume, à fourrure attestent des flux vitaux universels. Et qu’il faut toujours porter dans ses yeux, dans ses mains, dans toute sa chair, ce printemps-là !

En moi et en dehors de moi

La féerie se fait et se défait en dehors de moi, et cependant elle est en moi. Elle est indépendamment de moi, et cependant est de moi. Je me meus en elle et elle en moi, mais sais-je pourquoi ? J’en fais partie comme d’une patrie, comme d’une terre de songe, spectacle et spectateur a la fois. Mais je suis en ignorance d’elle comme elle de moi, et cependant nous nous augmentons de notre présence, du suc des saisons, de la substance du ciel. Comment la dire, sinon par des “menteries” heureuses, alors qu’il aurait fallu que l’élocution spontanée me surprenne, et l’enfante a sa source.

Sans arrêt nous nous écoulons dans le cycle des naissances et des morts. Nous sommes partout joie sur joie comme la vague se roule sur la vague qui la précède. À quoi me servirait de l’exprimer ? Je suis dans un perpétuel non-savoir, la vivant par chacune de mes artères, me ruant à son assaut, comme les sèves se ruent dans les racines du monde. Comment gouverner par figures et similitudes, ou par allusions verbales, une force sans frontières, située au-delà de la parole ? Ces symboles fuient, alors que je reste, la plume en l’air, à les rassembler, à les pourchasser. Il y aurait plus de rigueur et de raison dans mes phrases qu’elle n’en a, ou le contraire : plus de flou et de fuyant. Le plus chérissable d’elle demeurerait toujours informulé.

Pour bien la dire, il faudrait que je violente les résistances de ma raison, les consignes de la grammaire. Il faudrait forcer mon esprit à suivre les chemins de mon sang et ceux de l’univers, en dehors des voies tracées — et même faire partir en éclats les vieilles notions de l’homme. Alors, avec une substance neuve, d’une richesse plus abondante, peut-être pourrais-je livrer les charges dont l’activité féerique me gratifie, pourrais-je restituer le sens de ma vie en métamorphoses continuelles. Il faudrait trouver la forme exacte, la peau qui adhère, et dans cette forme, la loi qui l’échafaude, qui lui donne solidité, qui lui soit consubstantielle. Ah ! profondeur de la féerie, qui puiserait ainsi renversée par le langage, sa raison d’être dans les mots, engendrant dans les mots sa propre biologie et son histoire !

La dire, non point en me plaçant à mon point de vue, mais au sien, en la laissant se placer elle-même dans le cadre de sa multitude et de son ampleur, et non réduite au rapport de ma personne ni à mes fins dernières. La rassembler comme si elle-même s’ordonnait à travers des mots qu’elle m’emprunterait seulement, qui seraient, eux aussi, de substance féerique.

***

Pour rendre au moyen du langage le plus nuancé le sentiment de cette réalité, à quelle matière linguistique faire appel, qui se laisserait briser et déformer assez pour ne pas trahir ? II faudrait trouver des associations verbales qui puissent porter au-dessus des visions arbitraires et reçues des choses, libérer la magie par des mots qui inscriraient l’activité créatrice en pleine genèse, en pleine lave, dans ses lignes onduleuses et mouvantes. Et c’est en usant de vocables neufs qui méprisent la pureté grammaticale que j’aboutirais à l’expressif, à une puissance percutante, afin que les êtres et les choses soient ravis à leur état vivant, dans leur poids solide et à la fois dans leur immatérialité, dans leur figuration sensible et dans leur présence fulgurante. Les mots tourneraient comme des Soleils, dans l’instantané, dans l’imprévisible, et alors entre le langage et ce que je voudrais exprimer, il y aurait identité de substance et de destin.

Ce serait une gesticulation naturelle d’images, une dynamique parlée de la pensée, une figuration de mon souffle vivant, éclaté en saccades, dilaté en rejets. Et je reproduirais avec loyauté les nervures des cristallisations de la féerie, au fur et à mesure qu’elles se formeraient dans l’épaisseur de leurs allégories, les contournements des phrases, la fraîcheur de la syntaxe d’un dialecte qui me viendrait comme une élocution spontanée.

Ma fidélité aux matériaux bruts et à leurs authentiques résonances, c’est cela que je voudrais transmettre sans rien perdre de leurs correspondances avec l’univers féerique. L’architecture du ciel, les linéaments de la création qui s’éveille, les images du tonnerre, la maturité des choses prêtes à s’écrouler dans le vide, le charnel appel des insectes, l’éternité respirable à la fragilité d’une fleur d’aubépine — dire celà, en effusions non gouvernées, et cependant soumises aux lois d’un ordre élémentaire, dire cela en mots de force et de légèreté, de verdeur et de flammes, encore pris à ma chair, encore noués à mes lèvres, et qui entraîneraient cependant hors de ma chair le monde qui y est enroulé !

***

Comment la définir, cette réalité, à la fois ténébreuse et resplendissante, dont l’essence échappe à la parole ? Je la vis, certes, et j’en ai conscience, la savourant au point de ne pas mien distinguer, mais les mots qui s’en approcheraient tomberaient en miettes, les mots se consumeraient devant ce feu. Comment élever ma voix de cet abîme de plénitude parfaite où je demeure, puisque le silence est le seul mode d’expression au travers duquel j’aurais pu me faire entendre, si le silence était audible ? J’ai en mes sens et en mes os la voix qui formulerait les paroles nécessaires, mais que j’entends à peine, car elle participe aussi de la féerie et ne se résout pas à passer dans les petits sarcophages des mots. Elle est impérieuse et voilée, elle est bruissante et silencieuse.

Que je prononce seulement le mot féerie, que je le répète, et il s’écoule alors en moi, rythmiquement, il s’intègre, devenu sang, avec le souffle qui soulève et abaisse mes poumons, et toute ma chair en cadence acquiert de la tendresse et de la fraîcheur, à cause de cette nourricière intégration. Car ce mot frappe l’esprit de vie qui m’anime et qui est la féerie même.

La connaissance que j’ai d’elle me vient sans efforts. Je la reflète. Ce n’est pas une trace, ni un passage. Seuls, les reflets rejettent des images précises, complètes et innocentes. Hors de l’instant, il n’y a point de connaissance, et cette connaissance est intransmissible, incommunicable.

Grâce à la féerie créatrice, je perçois les comportements naturels, mais je ne saurais les dire. Ce ne sont pas des émotions purement contemplatives et involontaires, mais une force qui éternellement veut, aspire, désire, dans laquelle je me saisis, et dans laquelle la nature est ravie, avec ses incohérences, ses bigarrures, ses monstruosités et ses commandements.

Esprit de la féerie ! Impossible de le parler en images, de l’introduirai dans les concepts. Il est moi-même et je l’ignore, dans mon symbolisme qui est le sien. Placé au cœur de l’unité primitive, dans le tourbillonnement des choses et des êtres, comment traduire au dehors son intimité qui n’a pas d’équivalences avec le langage. Et cependant, il est déposé au fond de ma bouche, il parle par ma bouche qui est muette sur sa sereine ivresse, sur sa folie bacchique.

La parole est abolie en moi comme la clarté d’une lampe par les feux du jour. Car ce n’est pas lyriquement que cette féerie m’est donnée, et que je la donne et la savoure. Elle est palpable dans mes sens, vécue par eux, œuvrée par eux et le monde. C’est une vérité organique de mon être, son thème fondamental. Rien n’est inventé. Je suis en féerie, je suis féerique, comme du phosphore, sans le vouloir, sans le savoir, avec la conscience claire d’être cette féerie, sans doute parce que la vie elle-même n’est qu’une vaste fête féerique jamais formulée, toujours inachevée.

C’est avec l’homme qu’on règle l’homme

Je suis pris dans l’impétuosité des choses qui deviennent vers leur avenir, pris à même l’impétuosité de l’élan des hommes dans la pâte en fermentation du monde. Et si je dois peser de mes épaules, cogner de mes poings, c’est sur les choses, c’est sur les hommes, et non sur les diversités de ma conscience, cette idole noire.

Toujours je demeure l’étonné devant les capacités de l’homme à se créer son histoire, à la tirer de la substance de l’univers, à la repétrir sans mépris — m’étonne, devant le règne de l’ordre remis en plein dans le désordre de la nature, devant la conscience d’accomplir sur le champ une œuvre vive. Toujours contre la mort, je joue gagnant, et je règne sur la vie. Au plus haut de moi, je me maintiens en me maintenant a la hauteur de l’homme, dans ce qu’il a de plus loyal.

Car c’est avec l’homme que l’on règle l’homme. Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose qui m’attend dans la solitude. J’obéis par mon instinct et ma raison à une attraction mystérieuse qui est semblable a celle de la curiosité de l’amour. Tout ce que je croise possède cette attraction et s’incline sous cette curiosité même lorsque je fais la rencontre d’un choucas qui soudain prend un grand sens de nouveauté, et sans doute me scrute par la nouveauté dans laquelle je lui apparais. En face des objets et des gens, je me tiens franc et neuf sans rien savoir d’eux. Je les admets tels qu’ils s’offrent, sous toutes leurs faces, en rompant autour d’eux et autour de moi, les grilles de la solitude.

Vivre sur sa propre lancée n’est rien, car c’est vivre l’homme sans attaches, l’homme flottant, l’homme philosophique. La véritable histoire d’un homme commence au-delà de l’expérience personnelle, et son histoire est l’histoire de tous.

Car l’homme est l’avenir de l’homme.

Je ne vis pas au centre de conflits permanents, mais aux écoutes de ce qui est, comme je me tiens en éveil devant l’homme et le réel, en les redécouvrant. Je n’admets pas mon droit de propriété sur moi-même, je suis en masse, ayant pris sur moi la condition humaine.

Toujours je rejoins ceux qui travaillent à la plus longue tâche de l’homme, qui ont pris le monde aux épaules. Toujours il faut ne jamais demeurer séparé, étranger.

Si je suis seul, je ne suis rien, je ne suis personne. L’activité du monde retentit partout à travers mon univers lié à l’univers des hommes : sa sonorité est semblable. Sans arrêt mon moi s’élimine, comme si en mon être se dessinait une aptitude fonctionnelle, preuve de ma santé, de même nature que celle qui s’exerce dans le protoplasme qui évacue ce qui est sans consistance alimentaire.

***

L’esprit n’a de beauté que d’être conquérant et d’agir. C’est en jaillissant hors de soi qu’il a quelque mérite, en gagnant, cellule après cellule, par colonisation, les domaines passionnés du monde visible.

Je me sens en pleine concordance avec les nuits et les jours qui se succèdent, et je restitue ce que la vie a de signification transitoire en cet instant. Mais j’admets aussi que le manège de la nuit tourne autour de moi, que le jour vienne, et qu’une autre nuit surgisse de la journée de demain. Je ne suis jamais un terme mais un commencement. M’ancrer dans le monde, faire corps avec les hommes, et les prolonger comme ils me prolongent !

Les chefs-d’œuvre des siècles ne sont pas les livres, mais les hommes.

Car l’homme est ce qu’il y a de plus haut pour l’homme.

Ce qui est personnel n’est pas éternel et les trahisons ont toujours été celles du sort personnel. L’individu ne compte pas quand un seul but importe : le succès de la famille humaine. L’individu n’est rien, telle est la loi implacable de la vie.

Le “je” n’a de grandeur que s’il se sacrifie au “nous”. Il n’y a que le prochain qui importe et qui me tienne : art de la vie jaillissant des contacts amicaux par esprit de réciprocité !

Entouré de solitude ardente comme d’un cercle de flammes, je ne serais qu’un mort entre les morts, ayant perdu son poids humain, je ne serais que la présence d’un absent, en allé, hors de la création !

Je suis chaque jour engagé dans le présent de l’homme et de son histoire quotidienne. Et je suis agrégé aux autres hommes comme le grain de sable aux millions de grains de sable qui ont créé ce miracle : un caillou…

Naître encore et encore, indéfiniment

Je nais à l’existence, dans cet instant où je tente d’écrire. Je naîtrai tout à l’heure, encore et encore, indéfiniment.

Et à chaque remontée à la vie, et à chaque plongée dans celle-ci me remplit de sa féerie, depuis la plante de mes pieds jusqu’à mes cheveux.

C’est ma chimie de chaque jour que de me combiner dans ces figures successives qui s’engendrent avec mollesse dans une continuité à peine visible, tourbillons et nappes, vivante fumée, charnelle arabesque, frottés de nébuleuses, comme une pensée inexprimée au cours de l’intervalle qui précède l’enfantement des mots. C’est une extraordinaire mêlée de plans différents, entre lesquels je me faufile par fondus lents, par images qui apparaissent en même temps que d’autres disparaissent, “travellings” inextricables d’insectes, de fluides vitaux, de terre en germination, de fleurs en pollinisation, de corpuscules et de veines.

Un rond de lumière me découvre tantôt, et tantôt, je suis happé par la pénombre. Mon relief se dilue et tout à coup je n’ai plus que deux dimensions. Dans mes mouvements, je me déplace avec une extrême lenteur, siIhouette tâtonnante qui se dessine et puis s’effondre, somnambule sans densité, aux gestes onduleux de tentacules, qui se mue entre le blanc et le noir. Tout est allusions fugitives, brouillons qui se reconstituent, tracés et bâtis qui se soulignent et s’effacent en vacillant, amas de souvenirs décousus, bribes de volontés : tout est vrai et faux en même temps, vaguement soucieux de dépendre d’un même destin, à peine entrevu.

Roulé dans les chevelus ruisselants de mes sources, dans ces éléments de mes créations, sans anneaux de soudure, et qui s’en vont à la dérive, cette embryogenèse des espèces et des règnes inachevés où tout hésite, ces mélanges où retentissent tant de résonances, cette grenaille de vies latentes, s’irisent, crèvent et se regroupent, m’échappent, alors que mon être entier est braqué sur eux et les perçoit. Rien n’y est étanche ni clos, et ce qu’on nomme ma personnalité n’est qu’un peu de poussière chimique, un infusoire supérieur, un germe primitif.

Dans cette existence toujours recomposée, qui sans cesse s’écoule par étapes intermédiaires, entre la netteté et l’informe, sur laquelle à peine a-t-on posé un nom qu’elle s’en libère, mes attitudes et mes gestes ne réussissent jamais à s’esquisser, incomplets, en alternatives perpétuelles de réalités et d’irréalités conjointes. À la lisière de mes ténèbres, dans mes glissements et mes déviations, au fond de cette coexistence de tant de contraires, où repose cependant une sorte de logique satanique, il y a pour me soulever, une lumière secrète, qui remet au jour mon être obscurci, une promesse que tout n’est pas fini, que tout commence à peine… Je me surprends ainsi dans l’ébauche de ma naissance, dans le cheminement de mon être, diffus comme ces colorants que l’on injecte et qui se répandent dans les coupes histologiques. Mes formes élémentaires s’organisent lentement, comme en rêve et à tâtons, au niveau même du chaos primitif et de la nuit à demi faite. Et la création disparaît de toute expérience.

***

Cependant, quelquefois, ce monde élémentaire où se poursuivent mes gestations, s’immobilise. Rien ne le visite plus, soudain, ni la raison, ni les nombres sacrés, ni la puissance de l’inculte. Quelque chose d’inhumain et de massif l’enserre : une absence de vivants. Comme une coupe géologique étoilée de coquillages pétrifiés, ou de traces de poissons volants empreintes dans les schistes. Un monde dans lequel les êtres et les choses se présentent en idoles qui exercent une puissance de fascination insoutenable dans leur fixité et leur cruelle flamboyance. Sans volume, et cependant doués d’une singulière épaisseur. Ni à l’ombre ni en lumière, mais tirant d’eux-mêmes leur éclairage.

Sombre puissance naturelle d’une minéralogie jamais encore parvenue à affleurer la croûte terrestre ! Je ne l’ai pas provoquée, je ne cherche pas à en ordonner le magma ni à en délivrer l’esprit. Et je suis gisant entre ces blocs, avec la splendeur candide des choses vives, pris dans une boue en fusion, incrusté dans une substance de feu, avec à peine un sourire sur mon être, celui-là même que je songe en songe parmi mes ténèbres qui n’en finissent pas de vouloir s’éclairer, et un silence qui n’en finit pas de s’étendre…

***

C’est parfois une lueur de brusque lucidité qui se déchire au milieu de mon corps, dans ce halo de sommeils qui me cerne, pendant que je me procrée et me déroule. Sous l’épaisseur de la nuit où je me pelotonne comme une marmotte hibernant, il me semble réellement dormir, et cependant je me vois et je vois la création qui s’éveille à chaque seconde, se soulevant d’une de ses métamorphoses pour replonger dans une autre. Mes yeux se polissent, mes organes se parfont, et je sors de chacun de mes êtres abolis comme un ver s’articule en s’étirant dans l’argile humide, et prolonge son envergure rose, anneau par anneau. J’assiste peut-être à cette éclosion, mais je n’en suis pas sûr. Je me regarde, je m’écoute, mais ce n’est pas moi et je suis déjà loin, ayant perdu la mémoire de ce que j’ai vu et entendu : un remuement dans mes profondeurs, un ricochet de sang dans mes artères ! Je sens que se subdivisent dans ma charpente les mille pièces et les délicats ressorts qui s’émeuvent dans l’œuf vierge que je suis.

Ce qui m’œuvre, il semble que ce soient des doigts qui ne sont pas sûrs de leur génie. Ils me retouchent, s’essayent et m’abandonnent, puis recommencent par tâtonnements. Ce qui a été choisi a été rejeté, ce qui a été rejeté devient un sûr matériau. Mais derrière ces hésitations et ces ébauches, il y a l’œil assuré d’une connaissance parfaite de ce que ces doigts désirent en fin de compte faire de moi, l’œil de ma destinée. Indéfiniment je m’aperçois naître, comme je vois le tissu sur métier, au va-et-vient de la navette, se tramer.

***

Immobile presque, mais foudroyant dans mes transformations, selon les pulsations mêmes du monde, sourd à tout ce qui n’est pas ces sensations à éclipses, toujours aux bornes de mes étirements. Aucun désaccord avec mes muscles et mes instincts où j’avance de surprise en surprise, pendant que ma respiration dit ma joie.

Je me balance à tâtons dans cette zone de veille et de rêves, les yeux grands ouverts sur mes eaux originelles, dans un clair d’étoiles, mêlé à tout ce qui prend corps au fond de la matrice terrestre. Pas à pas, d’image en image, ma vie se fait avec ses brumes et ses lumières, proliférant au centre de mon embryon vers le dehors du plein soleil.

La cellule que je suis et son tissu baignent dans cette nébulosité féerique, et c’est sans doute celà le duvet de mon enfance, ma naïveté d’escargot, ma pureté de feuille. Je suis allant, venant, parmi les inconsciences végétales, qui sont de haute intelligence, et parmi les détentes animales qui sont la chaux de la vie.

À travers l’obscurité biologique, mon front est illuminé, je vois au-delà des masses accumulées qui s’étagent dans cette nuit astrée, et je rayonne dans toutes les orientations. Ma conscience est enroulée dans les mêmes fulgurations qui patinent les orages, elle est sertie dans la fine soie qui enrobe le grain de froment, elle est arrimée aussi bien dans la conscience de l’océan que dans celle de la coccinelle.

***

Au milieu de cette chaleur active où je suis fiancé à la Terre, où je dérive au fil de mes natalités, je souris à la vie, je souris à la mort, incidences fortuites qui font partie elles aussi de l’ensemble, innocences qui jouent et s’en vont, engagées dans leur songe. Naissant au-dedans de moi-même, je me déplie en une région indécise et voilée ; j’enregistre les apports du dehors ; l’univers s’infiltre dans mes organes.

Je n’ai d’autre raison que celle du moineau ou celle du serpent. Elle est au calme plat, ma raison, il est au calme plat, mon corps, minéral, eau, pulpe d’aubier. Je reflète ce qui passe à portée de ma vue, à portée de ma chair, miroir aussi fidèle que ma rétine. Et dans mon naturel, dans cet apaisement, la foudre créatrice qui repose en mes pores est transparence, elle est la joie du feu, du roc, du torrent ou du mélèze. Semblable aux nébuleuses éparses, dissoutes et solides en même temps, traînées d’éblouissements, déliements d’eaux vives, je suis et je ne suis pas. Clairvoyance nocturne aux confins de ma forme indistincte qui n’arrête pas de s’engendrer dans sa gelée trouble, et qui lentement tourne sa face vers tout ce qui est soleil.

Mutations de mon être en travail inscrites dans la série des changements qui me pétrissent, fleuve dont les masses virent à chaque remous, bousculées par d’autres masses, sans cesse le gonflant, aux mêmes reflets pourtant, et qui toujours gagnent le large. Je me vois éclore et grandir dans les états successifs d’une ébauche qui se dégage de son bloc. Ma tête, mon torse, l’évidement de mon cou, l’amincissement de ma taille, continuent à se faire, par le premier mouvement, le premier signe de vie. Sous l’enveloppe de mon derme, la sourde besogne de la chair, la houle de l’organisme profond, les saillies osseuses, les mollesses des muscles détendus se poursuivent. Les volumes du visage, les rides, les jointures, les ploiements du tronc, les gestes de la charpente, jusqu’à l’intimité de mon être, demeurent pris dans le bloc fruste que la vie n’a pas encore réveillé, et captifs de leurs mouvements initiaux.

Je suis ballotté comme dans une micro-jungle où s’affrontent les batailles pour l’espèce, corpuscule à la tête globulaire, à la queue ciliée qui frétille, se contorsionne, se détend, aux limites de la matière et de la vie, à l’instant où mes gènes deviennent sensibles et se mettent à grouiller…

Cet article vous a été proposé par Albert Sarallier
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