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Noces magiques

J’ai depuis longtemps sauté hors de mon corps, mais le monde a sauté en moi et m’emplit jusqu’à mes bords. Ainsi sommes-nous l’époux et l’épouse à jamais multipliés. Résidant en tout, je me vois animé dans la grande identité, car la féerie est une vue simple, intuitive, de la création, une heureuse et permanente attention de l’être aux choses de la Terre. Je suis devenu la création entière par ressemblance, par une capacité sans fin d’aimer, et par la capacité que possède la création de m’aimer à son tour. Je ne suis pas pour celà englouti, ayant perdu mémoire de ce que j’ai été. Ma conscience garde sa lumière.

Noces magiques, où les entités sont abolies, où je suis dépouillé de ma forme individuelle ! Je suis les propulsions germinatives qui se vrillant dans l’œuf pour la grande fécondation amoureuse, pour la fusion des deux sexes, se libèrent de leur noyau, se démettent de leur membrane et se glissent ainsi de vie en vie, d’enlacement en enlacement, dans les veines de toutes les résurrections.

Chaque fin est un commencement. Je suis inséré dans l’éternel rythme des choses. Ma destruction demeure étrangère aux éléments, une illusion. Je vis dans les cellules qui ne meurent jamais ; de chaque anéantissement, je revis : je me quitte pour sortir d’une salle de festin afin d’entrer dans d’autres salles de festin plus rayonnantes. Et ainsi, et ainsi. C’est un appel et une réponse qui se croisent, le vide et le plein, l’aigu et le grave. Je me nomme et j’apprends mon nom. Je dis “nous” et nous nous disons “nous”. Toujours je trouve la réplique à mon amour, la pression de mes mains à la pression des autres présences.

Je suis le lieu où tout s’accomplit dans l’amour. Mais chaque créature est ce lieu et nous ne sommes que par cet accomplissement, nous nous créons dans l’amour, en une gerbée. Il n’y a pas la solitude, pas plus sainteté. Etre en la puissance de la féerie n’est pas le fait d’une grâce, d’un mystère ou d’un mot de passe. C’est une action qui n’est pas valable pour moi seul, mais frappe à d’autres portes, est destinée à les ouvrir.

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Je donne sans cesse la vie dans cet amour au sein même de l’amour. Mais pour y accéder, il faut avoir le regard pur et la bouche à baisers pure, à force d’être un enfant et un marginal. Ma fraîcheur entraîne en moi la fraîcheur des choses. Je suis né hors de moi, pour dire la parole sacrée “nous”. Et il me faut des milliers d’interlocuteurs pour que ce “nous” devienne ineffable. Ce que j’attends m’attend dans les autres.

Je nage dans cet amour de la féerie avec audace, avec une abondance dans la chair comblée, une plénitude des sens, une liberté de jeunesse. La joie vivifiante d’être ce que je suis brave la mort, le bien et le mal. Je suis dieu, pompant par mille racines les nourriciers liquides de la vie, je suis dieu à l’égal de la plante, de l’insecte, de l’eau, parce qu’ils sont amour comme moi. Je suis païen jusqu’au-delà des os, si païennes, sont cette adoration et cette liberté dans l’ineffable. Je suis cette puissance païenne qui est une poignée d’air vibrant, le gazonnement riche des pentes dévalées, ou bien cette eau glacée qui bouillonne dans le Gave. Parce que je ne suis pas divisé, mais entier, comme un œuf est entier dans son blanc et dans son jaune, ou le Soleil, ou l’océan. Et je suis nu dans mon silence, à la fois ceci et celà, cette aile étincelante et cette écaille, cette aiguille de mélèze et ces fibres de laine, ce vol de choucas et celui stationnaire de la libellule, ces coloris d’eau en fuite et cet encens de résine. Et je ne suis pas crucifié sur une interrogation tendue pour me reconnaître dans cette existence de créateur, de dieu, parce que la malfaisance des mots ne n’enchaîne pas, parce que les sensations qui me traversent dans la multiplicité de mes états ne correspondent pas à des mots et ne sont pas reliées à ma pensée.

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L’amour est l’aspect extérieur de la beauté. Pour rencontrer la réalité féerique, j’avance à chaque instant jusqu’au cœur brûlant du monde extérieur et le possède, d’une possession charnelle, comme il me pénètre de ses tornades de semences et de musiques. Lié d’amour je le suis aux moindres terres de la planète, à leur grain, à leur courbure, lié d’amour je le suis, à tous les oiseaux du monde, à tous les hommes, à tous les arbres, à tous les torrents. Cet amour est la féerie enclose dans les choses. Il est dans la rotation de l’univers, dans les constellations, dans le battement rythmique du cœur de L’homme, dans l’acte cadencé de la procréation, dans le feu et l’eau, dans le vent, dans l’éclair de l’orage, dans la tiédeur des gouttes de la pluie, dans le souffle qu’aspirent et que rejettent mes narines.

II arrive que cet amour, parfois, me stupéfie dans sa plus haute tension. Alors, je ne suis plus tenu par aucun lien, dénoué réellement et de moi et de la création, aspiré par le vide du ciel ou de la Terre. Détaché des autres amours par cet amour qui fait le vide autour de moi et résorbe ma propre ombre, je ne sais plus si j’aime ou si je suis aimé, mais je sais que c’est en moi un feu si aveuglant qu’il annihile les autres couleurs, qu’il broie les autres formes.

Tracées d’émotions cosmiques

J’ai un corps bourdonnant d’images de terre, d’eau, de ciel, taille dans un peu de création, et à sa mesure. C’est par mon corps, grand système de raison, que j’échappe au dam du moi. Par sa santé et sa souplesse, je vais loin dans l’usage de la vie, je suis de niveau avec elle. Mes sens, ma chair, mon sang explorent la profondeur des choses qui s’y glissent avec leurs palpes. Les contours, les volumes, les couleurs sont mes captifs par mes mains, mes yeux, et mes instincts, ces prospecteurs. Je n’ai pas de fond en moi-même. Il ne serait que si je tentais de lui lancer un cri d’appel, ou, si par une longue attente, penché sur cette apparence fugitive, je le créais de mes propres désirs.

Je ne me connais pas en tant que “je”. Il y a long temps que j’ai oublié que je fus isolé un jour, que je fus distinct. Les traînées d’émotions qui me traversent sont cosmiques. Elles me traversent et s’en vont rejoindre leurs origines, pour revenir de nouveau grésiller, crépiter le long de mon corps, radiations, foudres, cyclones, décharges. Moi aussi, je suis accroché aux origines, sans aucune différenciation, à jamais revenu à l’univers de l’instinct, où à chaque instant je me refais, innombrable et jamais seul.

C’est dans la géographie du monde que je me déploie. C’est sa masse fulgurante qui s’insère dans la fente de mes yeux, et que j’épouse avec justesse, comme le feu épouse le feu. Mais je ne l’explique pas : aussi longtemps qu’on explique ce que l’on aime, on n’aime plus. Expliquer, ce n’est plus vivre. La mort, ce sont les regards jetés en arrière, et les problèmes, et les gloses !

Le monde a besoin de ma camaraderie, pour être. Je le sauve à chaque instant par ma camaraderie.

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Je suis dissocié et recomposé, recomposé et dissocié, dans mes aspirations et mes avancées. Ni émondé dans ma verdeur, ni clarifié dans ma naïveté. Je ne suis pas logique comme une porte fermée. Je suis toujours en puissance d’être dans le vaste tourbillonnement des choses, dans le choc des apparences, les surprenantes figures du jour et de la nuit, et ce qui s’étend entre le jour et la nuit.

L’ensemble est une unité illimitée, désagrégée en pincées d’unités, qui s’en vont ainsi se fragmenter sans cesse. Et cependant, elles reposent sur les socles stables du monde et sur son gonflement, comme les vagues déferlent et reviennent sur elles-mêmes et ne sont que décharges océaniques à la surface des eaux salines, à peine remuées dans leur fonds. Aucune rupture entre moi et les forces élémentaires de la nature, cette densité heureuse que nous évidons sans cesse pour que, de part en part, il y ait l’amour.

La vérité des choses est dans l’élémentaire. Le monde réel est dans les formes, nulle barrière ne m’en sépare. La vie est présente là, à fleur d’écorce, au ras des apparences. Aucun ponton n’est coupé entre la pensée et l’être, entre l’esprit et la nature.

Mon mode de vivre est aussi celui de ce roc à l’ombre duquel je suis allongé et dont j’aperçois la totale adhésion au sol, comme moi-même je suis scellé à la Terre, avec cette tranquillité imperturbable, cet esprit de pacification sans bornes, cette conscience d’être un roc dont la matérialité rejoint la mienne dans sa masse qui n’est qu’un simulacre d’inertie. Sans tourments ni désir de fuite, sans amertume ni faussetés, nous sommes l’un l’autre. Et nous savons bien que dans cette cohésion qui nous rattache au mode d’être de toute la création, il n’y a pas d’isolement possible. Le repos qui nous immobilise n’est pas repos. Nous sommes les vibrations ondulatoires qui animent les particules des choses, choses nous aussi dans cette pesanteur et cette insensibilité des minéraux, des puissances qui pèsent sur le destin de la Terre.

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Je reluis de ces multiples puissances, sur moi posées comme des écailles et des plumes. Je suis le support des forces qui sans arrêt passent et repassent en moi, dans un cercle sans bornes, dans le génie de ce qui se fait. Les touffes d’herbe me cherchent par leurs regards, comme le torrent par ses mille yeux ouverts et fermes, couleur d’algue. Toute la montagne trempe dans mon fleuve, toutes les racines tirent de mon sang leur suc. Pour venir à ma rencontre, les germes font sauter les minces membranes de leur gaine, les truites bondissent en arcs étincelants, les buses, les choucas, les geais, les pies ont des passions secrètes qui les projettent vers moi et donnent à leurs vols ces nobles acrobaties qui les font franchir les crêtes. Et c’est pour me trouver que les lents cheminements des escargots et les vifs frétillements des lézards laissent traîner sur le plat du sol ou sur la bourre gazonnée des inscriptions amoureuses.

J’affronte ainsi le monde, sans me laisser abuser par lui. Je suis toujours engagé dans une veillée de lumière, où je demeure dans la pureté de la vie des choses. Je ne retourne ni au vide ni à la nuit, mais à la splendeur des apparences, le domaine royal où mes yeux saisissent les réalités véritables : car sous la chair, il y a la chair ; sous le vent, la pluie, la feuille, il y a le vent, la pluie, la feuille.

Mon identité avec la création repose sur l’intime de ma structure. Je possède la force du monde empreinte sur ma force, parce que le monde se mire en moi, comme moi en lui.

Je ne me construis pas au fond de je ne sais quelle plongée nocturne, mais dans le clair de mon songe, appuyé sur le songe que poursuit la Terre, en conformité avec moi.

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Prise de possession du monde par la prise du monde sur moi ! Visitation réciproque, qui n’est miraculeuse que parce que je me tiens dans un état de barbarie joviale, et que je joue avec les images de la vie, en innocence et cruauté !…

Ce sont elles qui me délèguent le pouvoir de demeurer toujours surpris, sans effort. Je fais commerce avec les vers et les torrents bleus, les choucas et avec l’orage, et je suis ces vers et ces torrents bleus, fiancé à eux, comme avec les choucas et l’orage. L’amour me relie au nuage, qui, lui, me relie à la montagne, comme l’amour du nuage et de la montagne s’unit au soleil et aux bêtes à poils et à cornes.

C’est une fraîcheur sans cesse renaissante, et en même temps, une gravité, que d’être projeté à l’extrême pointe des êtres et des choses, avec son royaume de nuit et de silence aboli. Avidité de mes sens dans leur recueillement actif et volontaire, qui les porte toujours au-delà de leur centre, vers la célébration de la fête de toutes les amitiés nouées ! Tendu, je le suis — alouette que le Soleil appelle, et qui frappe le Soleil, et monte, jubilante, vers ses rayons convergents — et sur mes lèvres, sonnent les chants des découvertes, mais plus encore les subtiles modulations de la joie d’avoir été découvert par mes frères et par mes sœurs, dont la foule se presse autour de moi, nouveau Soleil tournoyant qui attire les alouettes transfigurées de la création !

Loupe qui agrandit dans son convexe cristal le monde qui se crée en moi ! Activité qui va de l’univers à moi et de moi à l’univers, et qui éclate en psaumes non pensés, en psaumes de haut valoir !

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Je ne sais pas ce qui s’ourdit en moi, car je suis chassé de ma vie, mais ce qui naît en “nous”, je le sais : et rien n’est éloigné de “nous”, la création étant mes artères, et moi étant les battements de ses artères. Notre vie est jointe dans son écoulement, comme l’air à l’air, écharpe dénouée sans fin dans ses plis.

Ce ne sont pas là hauts moments d’approfondissement, moments découpés dans des miracles, mais moments d’intensité de chaque jour qui n’ont ni commencement, ni fin — appels réciproques que “nous” entendons, en même temps, rencontres qui ont leurs racines dans une même origine.

II y a toujours plus d’amour en moi dans la mesure où les autres s’aiment en moi. Aime-moi pour toi-même, mais moi aussi, je t’aime pour toi-même… Cependant nulle trace ne demeure de cette camaraderie passionnée, car, nommée, elle ne serait plus. Elle ne permet pas de lui donner figure avec des mots, elle ne se parle pas, ne se dit pas. Elle est à lèvres closes, parce qu’elle n’est qu’une respiration, une seule syllabe, parce qu’elle enclôt la destinée de l’univers dans son anneau, ce “nous” par quoi nous nous interpellons.

Je deviens ce que mes yeux voient, ce que mes instincts capturent. Je suis l’aimé allant à la rencontre de la bien-aimée, et ma bien-aimée est toute chose prise dans le tourbillon de la respiration du monde.

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La vie est amour. Au centre de mon existence réside l’amour. Force de cohésion qui m’assemble et m’accorde à toute chose vivante, elle s’empare de moi comme une puissance créatrice et me fait chaînon de ces jointures qui combinent les électrons, groupent les atomes, entraînent les constellations, rapprochent les plantes, jettent en effervescence les cellules. Appétence illimitée, force forte de toute force, je ne suis rien d’autre qu’une de ces molécules organisatrices du monde, un grain d’amour du grand amour.

L’amour est mouvement. Il n’est pas immobilité. Par lui je suis le bélier, la truite, l’herbe, le scarabée, l’alouette et le choucas. Dans sa dévorante avidité, il est un acte infini parmi les cadences alternées, la diastole et la systole du cœur du monde. Car la joie de l’homme est de créer, faire de la vie, faire l’amour. Par cette vertu majeure de mon corps, je deviens le “tout en tout” enclos dans la totalité de l’aimée, si bien que je deviens moi-même l’aimée, en faisant un avec elle. Tout de moi se croise au sommet de mon être d’où l’illumination sensuelle se reporte sur toutes mes volontés et fait de moi le géniteur qui enracine sa grandeur pérenne à chacun des actes d’amour qui se détachent de moi.

L’arbre de vie, l’arbre de la connaissance, il est au centre de ma chair de paradis, au centre du jardin édénique de toutes les genèses sur lequel veille l’archange a l’épée flamboyante ! Pierre de touche de ma destinée, il est semblable à la parole qui crée. À sa pointe, aucun exil nocturne de la nature humaine, car il engendre dans le cœur et non dans la honte. Il n’est pas coupable de vivre. Et étant sans péché, il ne mourra jamais…

Si ma chair jouit, elle jouit avec la chair du monde ; elle s’y prolonge, elle est cette autre chair, source ouverte en moi qui ne laisse aucune place vide, tissée si étroitement dans le chevelu de mes veines qu’elle submerge toute mon identité. Chaque désir est une victoire sur la mort, une prise sur la vie qui se défait, sur la lassitude et l’accoutumance d’être.

En plein dans la physique de la Terre

Réduit à moi-même, peu de choses je suis. Qu’est le destin qui m’empoigne, et ce mince espace que mon corps s’est taillé entre l’ombre et le Soleil, et ce visage mien, ardent comme une braise à vivre, et que je ne vois pas ?

Je suis engagé dans une action qui dépasse ma personne, je ne suis une personne réelle que parce que j’ai sauté hors de moi, dépassé mon individu et rejoint l’homme.

Les forces qui n’agissent que dans l’ombre, elles ne désarment jamais ma joie de liberté dans la lumière : être. Je revendique à chaque instant d’être séduit par les choses, par le triomphe de la vie, de me laisser enchaîner, sans luttes, à la mue du monde. Jamais ma conscience ne m’imposera la bouleversante tragédie d’être séparé, exilé sur des terres infernales. Toujours entier, en plein dans la physique de la Terre, dans sa sensuelle beauté, en société d’elle qui m’a reconnu son égal !

Avoir conscience en moi ! Mais si j’ai une personnalité, elle ne peut être qu’une chose entre les choses du monde, si j’ai une âme, elle ne peut être qu’une fable entre les fables du monde, insaisissable parmi les flots, les rythmes, les remous des volontés de la nature.

Je suis anonyme, sans visage, sans point d’appui individuel. Je nie d’être quoi que ce soit, sinon les mouvements et les formes de la création. Je ne subis que l’attrait de mon corps qui ne cesse d’élargir le champ de ses connaissances, de lancer toujours plus loin ses faisceaux de rejets, spontané comme une herbe en train de croître, entre le stable et l’oscillant, entre le multiple et le simple, entre la durée et ce qui se détruit.

Me maintenir dans une zone supérieure de cohésion intime, c’est bouleverser la construction de toute ma chair sensible, la chimie de ma peau, c’est mettre au défi la réussite même de mes cellules. Je ne suis un être que dans la mesure où je ne me détache pas des actes créateurs qui ne peuvent se donner libre cours que parmi les autres êtres.

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Se mouvoir, c’est vivre. Se mouvoir dans la solitude, c’est vivre dans une force décuplée avec le pain de la vie.

Ce que l’on appelle éternité est la solitude où l’esprit creuse son chemin dans le silence, vers les autres, comme le ver dans le bois ou la pierre. Je suis sans doute né retiré. Et je sais quand j’ai vraiment quelque chose à dire au sein de la solitude, car alors, je me tais.

Mais je n’y suis pas cousu dans mon propre culte avec un mutisme farouche. Plus on est haut, plus on est seul, et plus les passions sont fortes, et plus on est multiple. Ce n’est pas là refus, mais acceptation d’être offert à toutes les visitations.

Non pas être un feu qui ravage l’aire où je me tiens, pas plus une pensée têtue, rongeuse qui me bloque au centre de sa stérilité. Je n’occupe pas un espace mort, mais un espace de vie.

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Je le sais, nous nous faisons dans l’obscurité, mais l’obscurité n’est pas le domaine de ma vie intérieure. Le blé perce parce que le tréfonds du sol a été labouré de soleil et d’air léger. Et il faut les flammes du jour pour que je me fasse en vérité selon le patron de la création, pour que ma poussée me porte à mon authentique niveau.

L’arbre à l’étroit s’élance, s’étire vers l’ampleur du plein vent. Jamais les hommes ne sont davantage mes hôtes, et moi dans cet isolement.

Ce n’est pas pour y écouter naître mes idées, mais pour les rendre dignes d’être partagées avec le minéral, le végétal et l’animal.

Je ne m’imagine pas autrement que toujours à la portée des foules, pour me réconcilier en elles, et elles en moi, car nous sommes une part des uns et des autres.

La solitude est une adoration en communauté ; elle est une invitation à la joie partagée.

Mais l’héroïsme n’est pas de s’atteindre soi par un exercice voluptueux. C’est d’être avec d’autres et en d’autres.

L’instant que je vis me vient des autres, et cette plénitude n’est mienne qu’a la condition de n’être pas volée à mes semblables.

Voir briller les étoiles la nuit et n’être que moi à les suivre, c’est un leurre imagé ! La solitude n’est qu’une distance, l’espace d’un de mes pas qui me sépare des objets et des êtres pour mieux les voir, et pour qu’ils me voient mieux aussi — pour notre grand accord.

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J’ai une vue cavalière du monde : les reliefs, les massifs, étalés au large ; et puis, une vue pelliculaire du monde : les grains de sable, les pointes à peine visibles des herbes, les traces des bêtes. Proche de l’infiniment grand, et proche de l’infiniment petit. Et tout cela ne forme qu’une seule et même mesure, extensible, retrécissable, serpent qui se déroule et se contracte, serpent qui se love et se détend, qui embrasse la vie entière dans ses anneaux…

C’est un sentiment sacré et familier, qui me met a l’aise dans la création, qui “m’agit” au milieu de la création. Inépuisable génie qui fait que nous sommes ce règne unique, cette universelle spontanéité dans les mutations, les éléments et les saisons. Vide de préjugés et de préformations, je suis ce “total” qui ne peut être diminué.

Car je suis le liant qui anime les bielles du monde, sans jamais me tenir hors de leur roulement. J’agis, j’irradie inlassablement dans une vacuité perpétuelle, mais que comble la Terre, sorti que je suis de mon enveloppe, foisonnant, gîtant toujours en autrui et me vidant : la noria à godets, en pleine rotation, emplie de l’eau de vie !

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Je suis en société avec ce qui est à mon entour, toujours la main dans la main des choses, balancé dans leurs puissances amicales. Toujours en compagnonnage de vie avec ce qui est vie, et avec ce qui ne bouge, ni ne respire à notre façon, nous autres. Il n’est pas seul déjà, celui qui sait faire bon accueil à la fourmi, ou sait être à la fantaisie des éléments, celui qui est une ellipse de rosée ou une pincée de calcaire. La création se déballe en moi en sonnant jusqu’à rompre mes encoignures de chair et d’or : si je voulais me recréer, il faudrait que je me ramasse de très loin, ici et là, par mille éclats en allés, de si loin que rien ne me rappellerait avoir jamais été mon corps d’homme qui est ce morceau de pré, ces regards de vaches qui ont la douceur des névés.

Joindre mes deux paumes pour que vienne s’y blottir l’univers de la montagne, est-ce être en solitude ? Et jouer avec mes deux narines qui s’en vont loin, avec l’odeur de l’eau écoulée doucement comme la nuit, du goulot de cette roche, ou le passage de la voie lactée qui laisse derrière elle, sur la face de l’aube, mille roseraies, est-ce là être en solitude, dites ?

Chaque fois que battent mes paupières, je graine de la joie lourde, comme des gerbiers tassés sur les éteules, et mon ouïe appointée s’en va se tapir à la bouche des terriers pour me rapporter les choses de l’amour que s’enseignent les marmottes entre elles et le langage de leur sang pur, à qui le cosmos se découvre dans sa plénitude. Je me laisse aller dans la grande chaleur des créatures, comme une bête boulée dans sa fourrure et je suis endormi avec lucidité dans ce bercement miraculeux.

Alors, comment me voir dans l’isolement de moi-même, moi qui ne suis jamais autre que cette chaleur, que ce sommeil contre le sommeil émerveillé des choses qui me mettent, chacune, à l’école du monde et de sa camaraderie ? Ainsi, je contemple mon essence dans le miroir de toute essence qui est la création. Je regarde dans ses œuvres la vérité de mes attributs. Je joue avec elle le jeu ineffable de l’amour.

Les voiles sont déchirées autour de moi. Levés sont les scellés des secrets ! Mes yeux se désaltèrent à regarder la beauté des choses qui m’aiment et que j’aime. Car il n’en est aucune qui ne chante et ne soit revêtue de beauté.

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Ma solitude est peuplée du peuple de la Terre entière. Rien qu’une rose de rhododendron qui m’offre ses joues entre le vernis de ses feuilles, et me voici dialoguant sans fin avec mille interlocuteurs… Mais je ne suis pas retiré du mouvement, dans l’illumination d’un plaisir intérieur, dans la saveur d’une béatitude isolée. Ni la paix, ni l’inactivité ne me détachent de l’univers. Mon lieu d’isolement ici donne droit d’asile à la création, lui offre hospitalité et renouvelle alliance avec elle, et c’est matin et soir une silencieuse élaboration de ce que je deviens, dans cette montagne.

Vocation sacrée de toute chose vivante ! Je ne brise jamais cette attraction féerique, je suis en elle, dans cette exaltante forme des nativités, dans l’œuvre de joie et les jours de fête, mais aussi dans la décrépitude de la vieillesse, dans les jours des morts.

L’éternité est une perpétuelle fugacité

La féerie est cette substance, sans cesse bouleversée, où les forces de la vie entrent et sortent en tourbillonnant. Mon existence, pincée de matière, est happée par l’un de ces tourbillons, y flotte une seconde, se féerise, se mute, et s’en va tournebouler dans un autre remous, passe par une autre transfiguration. Dans l’agrégat formidable et unique de la féerie, un point se nomme moi, un autre Soleil, un autre mélèze ou corbeau, ou caillou. Mais sont-ce des points ?

Ma vie est une éternité, et une perpétuelle fugacité. Je suis et je ne suis pas.

Chaque matin, il y a une aube nouvelle qui se lève, mais si l’aube est toujours nouvelle, si elle n’existe que par mutation, comme l’ensemble de ce qui se crée, c’est toujours le même feu du même soleil, le même rose adorable et vivant qui, avec l’aube, se lève chaque matin. Dans le souffle de cette féerie, la nuit et le jour, la vie et la mort, le bien et le mal, se tiennent, ne font qu’un, sont mobiles dans la mobilité, vaste principe de mouvement, d’instabilité, de recréation où chaque existence est un devenir, où derrière ces marées il y a la stabilité des mesures et la conservation des énergies. Elle établit le contact avec moi par des notions prises aux choses, elle établit le contact entre les objets et moi qui les reçois dans mes yeux, à travers les mille lignes brisées, les mille courbes redressées de la Terre. Elle me donne de la façon la plus sublime la preuve inséparable de mon existence et du monde. Je ne puis dire d’elle qu’elle est une expérience : elle est installée au cœur brûlant de la réalité. Je la vis depuis toujours, dès l’aube de ma vie, comme les pigeons balanciers s’auréolent d’une poudre blanche et diaphane dès qu’ils battent des ailes et prennent leur vol…

Ma vie se modèle sur cette matière, mon esprit s’y forme en une alliance avec ce qu’elle a de plus intime, en assimilant d’abord la matérialité brute de la féerie. En elle, il n’y a place ni pour la pensée ni pour l’expression. Elle n’est pas enseignée ni rêvée. Elle est peut-être silence comme les cristaux et les pépites du ciel. Je vais et viens en elle parmi l’espace infini où tout existe et où tout est aboli en même temps. Où je suis toutes les grâces et toutes les monstruosités de l’acte de vivre, sans le savoir, inconnu à moi-même. Sans elle, la vie serait intolérable, son absence plongerait les êtres et les choses au sein d’une aridité sans bornes. Mon salut est là. Elle est ma patrie de toujours.

La Lune est la Lune, et le choucas est le choucas, et ce rocher brille dans la lumière vénérée du jour et de la nuit comme une image vivante. Ce qui a forme est né d’elle, ce que je hume, ce que je vois, ce que je palpe, l’air, l’herbe, l’eau, mon corps. Le cycle des naissances et des morts, l’énergie créatrice, rien n’est soustrait à sa puissance. Grain par grain, chacune des pincées de sable de l’univers est cette féerie, les réflexes de ma chair, cet autre univers, étincellent en elle, s’emplissent d’elle, les lois, les nombres, seraient des moules creux s’ils n’étaient les réceptacles ou elle baigne.

Je suis né d’elle, elle naît de moi, qui suis fils de sa perpétuité charnelle. Nous ne pouvons rien faire l’un sans l’autre. Elle a besoin de moi comme moi d’elle, créateurs et créatures à la fois. Elle est ma tension artérielle, elle court en mon être comme la fluidité de mon sang. La vérité du monde s’arrête au cœur de son cœur. Elle est comme une respiration qui se transmet aux organes de ma vie, aux plus délicates, aux plus minuscules fibres, jusqu’aux fins courants nerveux qui me parcourent. La féerie est cette aspiration, et aussi cette expiration, qui circulent à travers ma chair. Elle est le roc du monde, la solidité de la vie, elle est amour dans mes instincts et mes pensées.

Par elle, je suis dans la glu du Soleil, ma camarade, dans les choses pulpeuses de la Terre et leur profondeur charnelle.

Si mes yeux ont pris le signe des aiguilles du mélèze, si mes mains ont pris la couleur du monde, c’est à cause d’elle. Si mon cœur est ému par la Lune montante et descendante, c’est encore à cause d’elle. Elle est le but, elle est la voie. Elle est ce que je dois être, sa présence m’indique comment être. Elle est ce que j’accomplis, et ce que j’accomplis en moi est elle-même. Elle n’est pas un haut signe de constellation. Si par elle je suis en magie l’égal de la coccinelle, du chiendent ou de la buse, c’est parce que la magie est populaire à chaque créature, à chaque objet, le plus naturellement offerte. Elle est le réel le plus terre-à-terre et le plus vulgaire, c’est-à-dire la vie universelle à laquelle je suis accordé comme est accordée l’aile à l’oiseau.

Nous sommes toujours en surprise l’un de l’autre, jamais habitués l’un à l’autre, en perpétuelle quête de nos reconnaissances. À chaque instant, nous sommes remis en présence l’un de l’autre, comme des inconnus en instance d’amitié, en instance d’amour, et découvrons dans nos facettes et nos apparences.

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La féerie et la joie d’être en elle sont sans fin ni commencement. Je suis un enfant éternel, jouant à un jeu éternel, dans une prairie éternelle. Elle est semblable à cette clarté calme et silencieuse des constellations, à leur rayonnement qui demeure et ne s’épuise jamais, emplissant d’énergie la symphonie cosmique. À chaque instant, je suis en attente d’elle comme d’une maternité merveilleuse, à chaque instant, j’ai le pouvoir de demeurer en paradis, et j’y suis, ineffablement, étant l’action joyeuse de la volonté du monde.

Aristocratie de la vie en féerie, puissance terrible autant que courtoise, en sa nature se règlent mes démarches. Que j’adhère à la peau de source d’une femme, et la féerie nous boucle en son centre, entre les larges balances de son équilibre de vie et de mort !

Par elle, j’ai acquis la certitude que vivre est chose étonnante, avec le sentiment d’une éternelle stupéfaction, parmi l’épaisseur terrestre, comme dans la mer ou dans une rose. Il n’est que d’avancer ma main vers le jour, il n’est que me tendre à la lumière, pour que la joie naïve d’être se pose au fond de chacun de mes pores. Par elle, je rejoins l’épaule ronde de l’univers. Il n’y a pas d’épaisseur ni de solitude. Tout est attendu, tout m’attend, et je suis dans l’attente de tout. Je suis bu par elle et elle est bue par moi. De moi elle émane comme de chaque chose, de moi et d’au-delà de moi. La Terre entière du jour présent, et ce coin de Terre, ne fait qu’un avec elle. Elle est ma multitude surprenante, mon peuple intime, mes habitants secrets.

Cet article vous a été proposé par Albert Sarallier
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