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L’existence en simplicité

Vivre, c’est cela sans doute, lorsqu’on suit le fil de son existence en simplicité. Non sans que j’y coopère de mon plein gré, de mon propre aveu, mais d’une pente naturellement allante, parce que chaque battement de mon sang, s’il est semblable en lui-même, diffère de l’autre. L’autre être en moi, celui qui vit repoussé au dehors, celui-là sait, voit, hume, palpe, observe ces perceptions qui me viennent du monde, bien que cette torrentielle glissade de ce que je deviens m’inspire défiance, car j’y touche, en même temps, le fond de ma maîtresse forme et de ma constance.

Dans cette immobilité, si je relâche ma vigilance, tout de suite je retombe au fond de mon gouffre, dans une activité intérieure qui broie du vide. Il me semble alors que des images s’écroulent en moi, ininterrompues, dont chacune forme une irisation chassée par une autre, succession de “passages” dont je ne puis avoir une prise d’ensemble, initiatives intérieures gagnées en dehors de mon vouloir.

Je regarde les êtres et les choses couler comme les eaux d’un fleuve, et j’ai la perception profonde que je me fais en un ruissellement qui se devine, de sa cime à son pied, coulant, coulant. Me voici autre que moi, quand je croyais encore être celui qui fut tout à l’heure. Naître ou mourir, voila, certes, un changement total, instantané, cependant, il ne diffère point des changements complets dont, à chaque instant, la vie est faite.

Dès que je tente de m’accrocher pour me saisir, je m’éparpille. Mon image se brise en mille morceaux. Et l’arrêter pour la fixer dans son jaillissement, ce serait la mutiler. Ce qui fait la profondeur de ma vie est insaisissable. L’appréhender, ce serait la rompre. Et dans quel but l’appréhender dans ses replis, dans ses agitations variées ?

Vie des impulsions, des désirs, des rêves, pêle-mêle, tantôt noués, tantôt dénoués ! Ma grande et noble raison, c’est mon corps, par qui tout entier je pense. Je pense par mes poumons, par mes viscères, par mes mains, mon nez, mon front. Je ne suis pas séparé du tout, je suis dans ses complexités, dans ses instincts, dans ses fragments et ses interstices ; il s’étend partout en moi et hors de moi, sans contours ni frontières.

Mon corps est aussi ce tout avec ses hiérarchies dissoutes en lui, et il ne simplifie pas, il ne lime pas le globe qui véhicule chaos, désordre, ordre, catastrophes et créations, ce globe qui n’est pas, qui se fait toujours. Il n’y a rien d’assis, rien de ferme. Il n’y a que les anneaux des phénomènes qui sortent les uns des autres et s’enchaînent. Ce n’est pas en fonction de moi que je regarde ce qui est. Ce qui est n’est pas fiction. Je ne le falsifie pas, parce que ma vue le prend dans sa totalité, assemblage d’apparences, mêlée des multitudes et des choses.

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Le moi central sur quoi semble reposer mon humanité est une fantaisie marieuse. C’est une fausse représentation que je me fais de moi que ce moi immobilise dans son écoulement, écoule avec les choses qui s’écoulent. Je vis toujours par sursauts, par bonds, par contradictions et surprises. Je ne puis penser ces lambeaux de pensée, que l’un après l’autre, à mesure, et dans l’instant même.

Je pense en bribes, entrecoupées de rêveries, de creux, de néant, tout cela empâté et qui se déverse, éclate en ruptures, puis reprend les courbes de ses méandres avec des jeux, des détours, des circuits, des moires et des ténèbres. Tout se fait et se défait dans ma pensée. Je suis tantôt celui-ci et tantôt celui-là. Un homme à mille visages, un homme qui porte mille hommes. Ces allées et venues de mon être, entrent et sortent comme de la lumière qui joue avec de l’obscurité et retombe dans le vide. Je ne brasse pas mes bas-fonds. Rien ne se bat en moi. Je ne connais pas les naufrages nocturnes.

Chacun de mes nerfs, chacun de mes ganglions et de mes globules, porte une volonté de lutter, d’être, séparé et formant des pléiades d’univers qui tournoient. Ils se connaissent suffisamment les uns les autres, pour faire leur route, afin de frémir et de s’user, afin de se frayer voie ensemble vers la vie et la mort. Alors me connaître, qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Quand je suis seul et m’efforce de me scruter, je me sens tout de suite étranger à ce moi dont je ne sais que faire, et qui d’ailleurs me déserte et se dérobe.

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Je m’esquive toujours pour être présent au monde. J’ignore tout de moi. Mon non-moi, c’est ma matière tournée vers la joie d’exister en dehors d’elle-même. Qu’y a-t-il de moi dans ce qui pourrait être moi ? Toujours la charge de ce que je suis n’explose que hors de mon derme, en innombrables explosions. Je ne suis pas un don du ciel, je ne suis pas déjà fait, déjà mûr, dans mon organisation. Je suis une conquête perpétuelle. Je suis toujours repris à travers ma vie, en formation et contraste. Je forge le monde et suis forge par lui, à tout moment. Je me fais au Soleil comme une plante, toute verdure dehors, dans le plein vent, avec la création, qui est ressortie à la surface.

L’arbre se connaît-il, ou la pierre, ou l’eau ? On connaît tout hormis soi-même. Je suis insaisissable parce que je ne suis jamais saisi, d’aucun bout, par aucune emprise, n’étant en moi nulle part. Je n’enferme rien et ne suis enfermé par rien : atome qui ne peut être déterminé, atome embryonnaire, jamais au repos dans sa frénésie d’osciller.

Pourquoi me regarder en-dedans, et entamer avec mon vide d’interminables colloques ? Je n’entends que les crépitements, que les glissements soyeux de mon sang d’homme et ses rouages. Quels déchirements de mon esprit, quels miroirs brisés qui jettent des feux, quand je suis incliné sur ma réalité sans liens ni masques, et qui s’effiloche et s’engloutit dans une vie protéique aux mille formes ?

Sais-je ce que je suis dans ce fond qui remue et bouge vaguement ? J’ai tant de choses dans mes artères ! Je ne suis moi que dans le milieu insaisissable de la féerie universelle. Me chercher, c’est me limiter. Or, je suis innombrable et toujours infidèle à moi-même. Comme tout ce qui peuple la Terre, je suis une création de chaque instant. Alors, que signifierait cette inaltérable présence d’un moi qui serait seul, debout, dans cette fuite, au sein de laquelle je nais perpétuellement comme dans la nuit silencieuse d’un tombeau ?

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Les choses sont identiques dans leur commencement et leur fin. Elles ferment le cercle. La nuit et le jour ils sortent l’un de l’autre.

La féerie surgit et se dissipe avec les flots qui vont et viennent, et s’épuisent avec moi qui suis toujours à la pointe de ce qui est en parturition, de ce qui prend corps et dépérit. Car rien n’est fermé, rien n’est immuable. Toute la féerie, particules infimes, grains de sable, soleils, sphères, cellules vivantes, êtres informes, toute la féerie est engagée dans cette fluidité et ce déversement.

En face de ces mouvements, je regarde et demeure. J’éclos à la surface, un moment, brillant et mourant avec les mille vies qu’entraîne la puissance torrentielle, la puissance jamais en repos de la cadence terrestre qui ne stagne pas et se déroule au milieu du branle éternel. Je n’ai pas de “foi” car je vais dans la foi qui va des bords du monde aux autres bords du monde. Je sors de moi comme l’oiseau de l’œuf. L’amoureux et l’aimée ne sont qu’un, car dans le monde, tout se touche et s’interpénètre. Je suis celui qui boit le vin, et le vin lui-même, et la coupe. Ma vie est un morceau de féerie, un morceau de paradis.

Les balances des contradictions de la vie sont la vie. Il n’y a pas dans ces hauts et dans ces bas, il n’y a pas dans ces impétueuses coulées, de centre d’arrêt ni de clef. Le domaine de la respiration vitale s’infiltre et sourd en ces vastes systèmes des dualités ; au-delà, il n’est pas de vérité inaltérable. Le réel qui résonne, résonne à la surface et dans les profondeurs, mais il est animé par les oppositions et par les contredits qui portent les houles et les retombées de la vie. Ce ne sont que les jeux de l’esprit de malice et ses limitations qui créent des synthèses, rapetissent cette mesure de l’homme. Il n’y a pas des réalités supérieures aux réalités. Il n’y a pas une nature impure qui recouvre la vraie nature. Il n’y a qu’une vie globale. La quête de l’unité est la goule de l’homme. Ma vie est mille vies. Elle est à la fois trouble et resplendissante, clarté, épaisseurs. Elle charrie le pour et le contre, tous les contraires.

Le lit de cette nature entre moi et moi-même, il n’est nulle part. Entre moi et moi-même, il y a des vies et des vies qui se succèdent, de mon lever à mon coucher. Ce qui m’arrive du fond de ma chair et de sa merveilleuse résonance, ce sont mes vouloirs, mes désirs, qui grignotent la journée, cette journée qui trace son demi-cercle sur la voûte du ciel, avec la lumière commençante et finissante. La féerie jette autour de mon corps ses lianes d’arcs-en-ciel, y glisse ses insinuantes injonctions, et me voilà ravi par ces herbes attentives à méditer en ma vie déliée, ou par ces brassées d’ailes de corbeaux qui s’en vont joindre entre eux les massifs montagneux. Je n’ai pas la volonté de simplification qui fait nœud, qui fait boule. Je suis un écheveau d’antagonismes. Je me compose, je deviens, toujours à un stade primitif. Je n’assiste pas au cours mystérieux que prennent ces eaux qui m’emportent ; je suis leurs remous, flot contre flot. Et ces masses en allées sont sans bords, elles ont l’amplitude de l’univers.

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Je suis au plus paisible de ce qui devient, au plus extravagant aussi, d’un égal ravissement sur ma bouche et dans mes yeux, sur ma peau et dans mon ventre. Dans chacun de mes mouvements est inscrit l’énorme cycle des naissances qui déroule son serpentement. Béant je le suis toujours sur les paradis et les enfers qu’est la vie, ignorant s’il y a paradis, s’il y a enfers, souriant aux puissances qui pétrissent le monde, à ce qu’elles font de moi, qui suis sans formules et sans connaissances !

Je ne possède aucun sentiment de ce que je suis, parce qu’à l’instant même où je l’éprouverais, la fine mécanique de ma vie s’arrêterait et peut-être aussi que le monde lui-même cesserait d’être. À chaque pulsation de mon sang, un autre être surgit, se substitue au défunt, entraîne dans les tourbillons des cadavres qui furent moi, et qui se dissolvent dans mes organes. À chaque heurt de mon existence avec la vie, il y a un autre personnage que moi qui jaillit à la rencontre de cette ineffable minute.

Les forêts, les vallées, l’horizon, les colonies volantes des buses, bondissent vers moi dans la lumière. Ils existent par eux avant que leurs figures et leurs signes ne parviennent à me toucher pour une action qui est vie. Alors je bondis aussi vers ces spectacles étalés, et nous fusionnons, nous nous allions. Alors je pense ce monde des réalités apparentes et miraculeuses, je le possède en sa grandeur, et je commence vraiment à être moi, déployé dans le jour et l’ordre de la beauté, où chaque chose a sa place, livrée dans sa splendeur. Je suis là au large du monde, avec une sorte d’allégresse, en repos, en calmes attitudes, et toujours prêt à m’élancer vers d’autres représentations, d’autres images.

***

Je permute et m’altère avec la masse des facettes miroitantes de la réalité qui vire et fait peau neuve, et je n’extrais pas de moi les matériaux de ces métamorphoses.

Aucune angoisse ne me point à cause de ma présence dans le monde. Je suis à l’égal des autres choses, inséré en elles, par un plein accord. J’épuise mon humanité dans l’activité pure. La pensée ne m’engendre pas par ses initiatives, je m’engendre en dehors d’elle par les cellules qui me sculptent.

D’emblée je vis au sein d’une joie sans effets et sans reflets, et elle demeure inexplicable. Ce n’est pas plus un défi à moi-même qu’aux autres. Rien ne se dissimule derrière cette joie, aucun bas-fond, aucun arrière-plan. Mon esprit n’a pas besoin d’être comblé d’autres biens que ceux que lui octroie la vie passagère et sans cesse reformée. Il est un vivant plongé dans l’acte d’être, et non soucieux de mimer un personnage.

Je ne me construis pas sur une position d’équilibre, mais je flue en une suite d’existences sans liens préconçus.

***

Je me pénètre dans la mesure où j’agis avec l’énergie qui laboure le monde, où je suis vraiment ma propre vie, un feu d’aurore ou une giclée de nuit. Je ne me prémédite pas, la création circule à travers mon existence, elle est le sang de mon cœur. Tapi au fond de chaque molécule vivante, je suis la gelée génésique, la chlorophylle des verdures toutes les merveilles. Je commence pour finir, je finis pour recommencer, sautant par-dessus la mort.

Je ne suis pas Prométhée écartelé entre le feu du ciel et le bloc de son rocher, entre le dieu et la Terre, entre la chair et l’esprit. Je n’ai pas perdu mon paradis. Depuis longtemps, j’ai terrassé l’ange infernal. La lumière du jour et celle de la nuit sont resplendissantes, où se sont résolues mes antinomies ! Je ne suis qu’un peu de vie, livré sans effort aux secousses de la destinée, un morceau de vie où il n’y a rien qui importe, où la moindre animation s’écoule dans l’immédiat qui est sans doute ce que l’on appelle l’éternité.

La belle force musclée qui me tire hors de moi pour me livrer à mon véritable élément, celui des apparences authentiques, dans la prise des faits, dans la connaissance sans cesse accrue de ce qui bouge avec l’haleine de vie et le désir d’être, me délivre, me rend à moi-même, me donne le sentiment entier de ce que je suis.

II me faut toujours me tenir d’aplomb dans le jour, où les choses sont bien en place, selon leur ordre éphémère. Je renoue mes lambeaux dans le clair des forces extérieures et redeviens ainsi partie de l’univers. J’ai expulsé de ma solitude le radotage tapageur des paroles à une voix.

L’ordinaire extraordinaire

L’œil qui ne s’occupe pas de regarder la beauté du monde, perd de son ardeur et de sa force. Que le quotidien est éblouissant, que l’ordinaire est ce qu’il y a de plus extraordinaire au monde ! Et y a-t-il rien de plus aberrant que de vouloir marcher la tête à l’envers pour voir le monde à l’endroit ? Comme si mes yeux pouvaient jamais s’user à percer l’univers des simulacres bienheureux, les images des apparences les plus banales, chargées de tant de nouveautés ! Je sais que dans le voile mouvant des formes, mon imagination se joue, taille, délimite au milieu de la couche profonde qui les recouvre, et que c’est au-delà de cette couche que mon regard rencontre enfin leur secrète présence, traversée d’irisations variées et des reflets des heures tournantes.

Lorsque je m’enivre des formes de la vie, ce n’est pas aux réalités assoupies dans l’habitude, aux réalités figées, que je me rends, mais à celles qui se révèlent au delà de l’épiderme visible, qui sont prises dans la pulpe saignante de la vie courante, en équilibre instable, dans le passage d’une forme à l’autre, comme le prisme, dans les écailles de la lumière.

Mes yeux ne sont pas rebelles au miracle incessant qui transfigure chaque chose en féerie, par laquelle je crée une mythologie du quotidien, dont les dieux et les héros sont les rochers, l’herbe, l’aigle, les choucas, les mélèzes, mes sandales, les autres hommes, moi-même ! Ah ! Que je suis ébloui en chaque instant par mon regard qui remet la réalité à sa vraie place, avec ses lignes, ses volumes, ses profondeurs, dans la hiérarchie des mirages, qui sont matériels, qui sont usuels. Ce paysage de massifs, de torrents, et de forêts, passe dans mon corps par mes yeux. Il touche, il éveille mon sang, grâce à ces rétines qui savent détecter, ces organes qui savent transmettre. Mon corps aussi sait reconnaître les décharges visuelles qu’il a reçues, les confronter, les identifier, par de longs circuits d’associations qui font le tour de son architecture nerveuse.

Je sais bien que le pathétique gît toujours au cœur de l’anatomie des choses — la parade de l’univers, avec ses cernes et ses saillies, porte elle aussi ses tragédies. la structure des objets se contourne en sirènes, en monstres, en dragons, en chavirantes perspectives. À chaque détour du monde, la fable reprend ses droits et me traverse de ses charges. Sous les formes matérielles, il y a des sortilèges, comme sous chaque pierre, toujours, un peu d’humidité. Des reflets rongent les contours des objets qui s’évanouissent pour ne me restituer que leur spectre dansant, leurs méandres gauchis qui laissent s’écouler leur substance délivrée de la pesanteur. Les apparences servent de socle aux figures qu’elles contiennent, comme la grenade qui se rompt laisse éclater les grains pourpres de l’écorce couleur de Soleil et de braise, figures vives et qui naissent d’elles-mêmes. Alors, le monde m’avoue son secret, ce secret qui a ensorcelé l’ombre avec de l’éclairage, qui a donné à la transparence de l’épaisseur, à la forme de la fluidité.

Solitaire et solidaire

Comme la Terre, qui est solidaire et cependant de part en part traversée par les torrents des créatures, je suis solitaire ; les arbres, les fleuves, le ciel, le sont aussi, tout en demeurant ancrés dans les réseaux serrés de ce qui croît et décroît, de ce qui suce et s’épuise. Semblable je suis sans doute à ce que je fus, alors que je baignais dans les eaux du ventre de ma mère ; je goûtais là la profonde réalité, je béais sur la belle lueur de la solitude absolue, pendant que la substance maternelle me gorgeait de rêves et de sucs, et que mon oreille, déjà, à travers les parois souples qui m’emprisonnaient, percevait les rumeurs de la vie tambourinant autour de moi…

Dans le silence de l’isolement le commerce avec soi-même ne peut se transfigurer en un commerce avec le mystère. Si je suis seulement mon propre esclave, n’ayant de liens avec personne, je ne suis d’aucune manière seul, digne d’être place face à face avec ce que d’autres appellent le dieu. Car le dieu, s’il est, ne peut être solitaire : solitaire, il ne serait pas. Celui qui vit reclus, dans l’ivresse de n’être que soi, n’a pas délaissé les êtres : les êtres l’ont délaissé. Cette solitude sans réciprocité est l’identification avec la mort.

Je ne puis vivre que relié dans le don et la vertu de la présence. Et relié à la création, je sais qui je suis, prêt au rendez-vous avec les divinités cosmiques, que je ne me soucie pas de nommer, car je puis offrir en échange de leur réalité surhumaine une réalité humaine qui vaut la leur. Réciprocité subie autant qu’agie ! Mon être entier intervient et s’accomplit en la présence d’autrui. L’homme que je suis, enclos dans sa plénitude, devenu totalité agissante, s’offre, se fond, disparaît dans autrui pour la suprême rencontre. Là, dans ces instants de possession agréable, qui n’est pas mystique ferveur, gît la gratitude heureuse d’avoir été pulvérisé, dissous pour ainsi dire, avec pourtant un regard clair, dans la mêlée du monde…

***

Je ne trouve pas ce don en demeurant dans le monde, je ne le trouve pas non plus en m’en séparant. Je me porte en entier vers cette donation de moi aux autres, et j’implique en cela l’être même de la vie, et la vie me devient mystère d’évidence, plus proche que moi, plus limpide que mon regard.

Je ne sonde pas les choses et leur nature, car c’est à une impasse que j’aboutirais, je ne conteste pas leur vie et leur relativité, car je n’agiterais que du vide. Mais je les sanctifie, et les ayant sanctifiées, je me tiens parmi la création vivante, une étincelle de son feu éternel.

Ce n’est pas une quête, comme on quête des sous en tendant une tirelire, parce qu’il n’est rien où je ne puisse trouver cette respirante réciprocité, cette activité communiante. Et dans quelle folie ne sombrerais-je pas, si pour ces rencontres, pour ces fiançailles et ces noces, je devais m’écarter des bords de ma propre vie ! Quelque grande que soit la sagesse implantée dans la solitude, et profondes les vertus du méditatif silence qui règne en elle, j’éluderais les rendez-vous avec les êtres et les choses, si ce n’était par ma vie que je les appelais à moi.

Chaque rencontre gagnée s’ouvre sur la lumière d’une autre rencontre, et ainsi de suite, sans fin, jusqu’à la rencontre avec ma mort. Et à travers ces parentes, je participe à la présence totale, à la famille-une du monde. De là provient la sérénité de mon corps, de mes yeux, de mes bras, de mes jambes ; de là, le calme qui me soude aux choses comme les abeilles aux fleurs, les oiseaux au ciel ; de la cette tendresse qui me gorge d’une surabondance ineffable, qui me quitte ensuite et se distribue autour de moi, afin de venir en assistance amicale à ceux qui sont en besoin d’elle.

Ce que j’exprime là, je le sais, n’est qu’une poussière de prismes. L’inexprimable demeure en dehors de mon langage ; ce qui ne peut être dit et se masse au-delà, en une puissante réalité, est sans doute l’essentiel. Et cependant, tout cela m’est immédiat, durablement présent et sanctifie, à chaque instant, sans pouvoir se formuler.

Est-ce que j’existerais si l’univers n’avait besoin de moi, autant que j’ai besoin de lui ? Est-ce que je pourrais aimer tous les hommes si je n’aimais que le bien qu’ils font ? Est-ce que je ne les haïrais pas tous, si j’abhorrais tout le mal qu’ils font ? Ce qui me porte vers eux dépasse l’horizon étroit de l’amour. Ah ! combien l’univers me submerge ! II me touche de part en part de ses feux, et combien moi aussi j’irradie cette même lumière de mon corps entier qui adhère à l’univers enroulé autour de moi. Je me rencontre en lui, en compagnon.

Une altitude constante

Je suis confondu, sans me perdre, le regard lucide, dans cet illimité de la vie où je ne me donne jamais une importance plus grande que celle du plus petit caillou. L’amplitude de ma vie correspond a l’amplitude du destin du monde. Cette sérénité n’est pas acquise. Elle est celle même de la montagne. Ce n’est pas une illumination par éclairs, mais une altitude constante où je ne me tiens pas pour me sauver, mais pour mieux me confondre avec les autres.

Les routes qui s’ouvrent dans mon sang font que les choses et les êtres peuvent se rejoindre en moi et hors de moi. Et toute la féerie du monde se reproduit dans la transparence de ma chair.

Aussi, je suis toujours présent à la création, je suis l’œuvre de tous : cette amitié que je lie avec les objets, ces racines que je jette et qui se cramponnent à ce qui est vivant, qui tracent le cercle plein du monde !

Il n’y a pas de fugues ni de fuites en moi. Jamais mes lèvres ne prononceront “non” à la vie. Je nais dépouillé : c’est pourquoi je n’aspire à aucune source.

Chaque fois que je lève mes regards sur une image des apparences, ce sont des regards d’approbation passionnée que je lève.

Je transporte partout avec moi la maison de la joie qui se confond avec la maison du monde. Aucune étroitesse n’étouffe ma poitrine : je n’ai pas de prisons à prendre d’assaut.

Je traverse le sillage de la vie et le silence des pierres, rompant les parois, jetant bas les murailles, toujours en dehors de mes bornes qui n’en sont point, puisqu’elles rejoignent celles du monde. Je relie le ciel et la Terre, j’engage avec eux des discours de courtoisie, et eux m’adressent des paroles de choix.

En me donnant hors de moi, je me conquiers et me possède.

Je ne suis pas le “je” qui me nomme. Je suis dans ce que je ne suis pas, avec mon inquiétude ou mon remords, ma jeunesse ou mon vouloir, mon plaisir ou ma souffrance.

Ce n’est pas la paix immobile que ma poitrine demande comme un air plus léger, ni le salut comme une sainteté plus rare.

Pour parvenir à ma paix, il faut que je passe par la paix d’autrui, ma délivrance est à ce prix.

C’est une dure loi que la loi de ma solitude qui me désarçonne de dessus moi pour me jeter dans la création et dans le bûcher des puissances flambantes. Si j’aime également toute chose, si tout est également beau, parce que le monde est un, le monde cependant ne me dissocie pas en m’emprisonnant, claquemuré dans son étroite amitié.

***

Les autres, ce sont mon sel et mes lauriers. Grâce à eux, je m’assure une existence véritable. Autrui, c’est-à-dire la masse émerveillée de la Terre, me gratifie de ce que je mérite de recevoir. Autrui est ma pierre de touche, mon témoignage et mon témoin. Les autres sont le lieu de mon repos, ils portent jugement sur moi et me font pénétrer si loin dans la source des choses que je puis les sentir sourdre en moi, les palper dans leurs certitudes.

Je suis toujours échappé et reçu en la diversité des apparences. Si bien que je me vois en elles, innombrable et d’une perpétuelle nouveauté, absorbe en elles au moment précis où elles se pressent autour de ma respiration dans leur virginité parfaite… Mais que dire d’elles que je vois se confondre en ma personne qui, pour leur faire accueil, s’ouvre aux dimensions et aux cataclysmes créateurs de l’univers, de part en part ?

II me faut toujours être relié à la communauté des hommes. Je ne m’élargis que par la découverte d’autres hommes, d’autres consciences, et la pierre a aussi une conscience !

Ma véritable qualité, c’est de me sentir responsable de ceux qui ont un malheur ou une espérance, responsable de ce qui se fait parmi les vivants, de ce qui se construit de neuf, à quoi il leur faut prendre part.

Ce n’est pas de la démesure dans l’orgueil que de me sentir un peu porteur en charge de la destinée des autres. Peut-être est-ce là la plus haute vertu à quoi j’ose prétendre : me dire que par cette responsabilité à laquelle je participe, je suis pour le mieux un homme, avoir de la révolte et de la vergogne en face d’une injustice qui me laisse impuissant, être en contentement et comme fier de la joie et de la réalité des autres, voir le bien qui leur arrive comme obtenu par moi, enfin, sentir que je contribue par mes actes à faire la vie, à lutter contre l’inertie et la mort.

Isolé, je suis inachevé. Toujours jeté hors de mes bords pour cette réponse égale à mon appel, dans cet instant où je reconnais la présence d’un homme et suis reconnu par lui — instant qui se prolonge dans un temps infini, et pourtant bref — je me sens réellement prolongé, multiplié, parachevé. Nous sentons contemplateurs et contemplés, aimants et aimés, connaisseurs et connus, alors je me sens égal en puissance au thaumaturge : moi aussi, je suis le dieu !

Car la réciprocité avec l’être humain est le véritable signe, le symbole de la réciprocité avec la création, dans laquelle l’invocation véritable reçoit la réponse véritable…

Les apparences, sans doute, seraient des valeurs mortes, telles qu’elles se présentent, sans l’éblouissant prestige de mon regard, qui les traverse et les exalte.

***

Je ne vois pas d’après mes mots, ni à travers la trame d’un vocabulaire, mais je perçois, d’après mes yeux, plus réel que la réalité.

Mes visions chantent si haut dans mes yeux que les choucas de passage les entendent et me les ravissent. Nos domaines, nous les échangeons : nous nous prêtons nos regards, afin d’étreindre le ciel et les abîmes, nos rémiges ont mêmes frémissements et brassent dans leur ampleur, d’un horizon à l’autre, l’espace de la Terre, les territoires du vent. Les coléoptères sont aussi des géants de la vue, bien que carapatant du ras du sol ; avec eux aussi, mes yeux nouent et dénouent des images délectables, et nous nous suivons à l’intérieur du sol, où nous fouissons la vie universelle, une lampe accrochée à nos fronts, comme un Soleil. Car là aussi, se trouve la racine des choses, la truffe d’amour : la vue.

Fils ainés de la lumière, nous le sommes, les ailés, les quadrupèdes, les minéraux, les hommes, les écaillés, les reptants, les végétaux, les liquides. Haute gentillesse solaire ! Rien ne nous empêche de voir qu’il fait jour, aucune autre lumière plus ardente : nos yeux sont princes, les prises de nos yeux sont princesses ! Nous sommes arrachés au discontinu par l’orage de la clarté inépuisable au fond même des ténèbres !

***

Le désir traverse l’œil, l’œil transmet l’image désirée qui imprègne les organes sexuels. Miroirs magiques des rétines dont la lumière attire et propage la vie ! Devenu aveugle, le coq privé d’excitations visuelles perd sa puissance amoureuse et demeure indifférent. L’appel au voyage des oiseaux migrateurs, qui semble inscrit dans le patrimoine héréditaire de l’espèce, est influencé en réalité pour les variations annuelles de la clarté solaire. Les radiations lumineuses stimulent les sécrétions d’hormones de l’hypophyse des canards, et par contrecoup, exaltent leur activité sexuelle. Le cloporte de mer, dès que la lumière l’impressionne, se met en boule. Le ver de terre qui n’a pas d’yeux est très sensible aux rayons du jour : il suffit d’une pâle clarté pour que, sortant de son trou, la nuit, il y rentre brusquement. Cette sensibilité est diffuse, car toute la surface du tégument est excitable.

***

Les objets qui nous entourent s’interposent entre nous et la marche de notre destinée. Ils la font dévier ou lui permettent de suivre son cours, selon le mécanisme de leur propre esprit. Car ils possèdent un esprit. La vue et l’imprégnation par la vue font et défont nos actes. Cette prise avide sur le monde, cette sensualité a la fois libre et disciplinée, cette célérité de l’œil : alerte permanente devant la vie !

Je suis amarré aux choses qui s’opposent à ce que ma pensée s’évade de ce monde. Si cet érotisme de mon regard me vrille par sa contemplation gourmande, en me comblant de la saveur des réalités saisissables, comment n’être pas en joie dans chacun de mes muscles par ce transfert où tout de moi se matérialise dans l’ordre et les proportions qui sont ceux des êtres et des objets. L’univers est un miroir où je me réfléchis, bien sûr, mais moi je suis aussi un miroir où l’univers s’interroge. Tout est tactile et visuel, tout est à prendre par l’œil ou par les doigts, avec une lucidité avide d’explorer et de saisir. Cette jouissance des yeux est en même temps jouissance de ma peau, de part en part ouverte à la chaleur sans fin de l’espace dont les prunelles immenses prennent joie à s’ouvrir sur moi, à me scruter et à me palper…

Cet article vous a été proposé par Albert Sarallier
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