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Un langage pour la féérie

Savourer la féerie et la dire ? Mais comment la dire, après cette saveur ? Si le miel pouvait se goûter lui-même et goûter toutes ses gouttes à la fois, et si toutes ses gouttes pouvaient se goûter l’une après l’autre, et chacune goûter au rayon entier, telle serait la féerie, tel serais-je moi-même. Le langage qu’il me faudrait mettre en œuvre n’est pas le langage écrit, celui qui, exprimant, fige déjà l’exprimé, mais un langage parle où la sensualité des mots et leur sonorité, où l’ébouillantent des images et leur plasticité diraient plus qu’ils n’eussent dit dans l’écriture, par la voix et par les silences aussi de la voix.

Mais pour y parvenir, il faudrait aussi pouvoir remonter le fleuve des analogies frissonnant de laitances mystérieuses, jusqu’à ce que surgisse, image après image, la figure de la création filant à toute vitesse à travers les remous et les courants. Sans que s’interposât une censure qui fit obstacle à la marche des eaux ainsi ensemencées de mythes et de symboles. Sans que vint se dresser un contrôle de logique pour faire table rase de mes fabuleuses créations, dont la réalité et l’irréalité se touchent parce qu’elles sont l’univers même avec sa conscience et son inconscience.

Mais comment surprendre le jeu de la féerie ? La pensée fait des bonds, elle saute si vite de la conception de l’objet à la venue du mot, que l’on ne peut en saisir, par introspection, l’insaisissable transition, ni la fixer. Le mot vient à l’esprit ou n’y vient pas. C’est tout ou rien. Et s’il se tient à ma disposition sous ses divers aspects, comment dire sous lequel il s’était d’abord présenté ? Qu’attendre, d’ailleurs, d’une introspection où l’observé et l’observateur sont à la fois juge et partie ? La mémoire verbale est un hiéroglyphe. Le langage intérieur est une lumière vite éteinte que traversent en coups de vent un grand nombre de mots trop indistincts et trop fugaces pour être retenus. On les entrevoit, on croit les saisir, mais on les perd aussitôt.

II me faudrait plutôt être créateur de mon propre verbe. Car je me heurte aux lisses et dures parois d’un français avec lequel je lutte comme avec un ange de dure clarté, et contre qui il me faut sans cesse remporter des victoires. Je suis à la recherche d’une langue plus malléable et plus neuve, dont je ne serais pas prisonnier, qui soit de ma mœlle, et ne m’échappe pas une fois forgée, une fois accrochée à ce que j’ai voulu dire — qui ne me devienne pas étrangère et lointaine, et ne me rejette pas — sans calculs, sans cette discipline de terreur qui me contraint à me plier à ses exigences, au lieu que ce soit elle qui se soumette à ma souveraineté.

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Toujours cette quête des mots qui puissent adhérer, qui, plaqués sur mes accords, tâchent de les épouser. Déchirantes et exténuantes explorations pendant lesquelles la féerie se résorbe ou se refuse, alors que tremblante à mon approche elle attendait d’être délivrée. Passion brûlante de la recherche d’une adéquation toujours plus exacte de l’expression au sentiment, passion de la rigueur, passion de la langue française, cet examen de conscience pour des problèmes de grammaire !

Mais pour aborder la féerie dans son immensité et dans chacun de ses détails, sans doute faut-il que je me débarrasse de ce que j’ai appris, d’abord, et que je fasse table rase de ce que je n’ai pas découvert par moi-même, en détruisant en moi toute connaissance préétablie. Car l’image des choses n’est perçue que par la coutume et l’éducation.

Car il y a des façons d’entrer en contact avec les choses, découlant d’un sens du naturel et du mystère, qui retrouvent le mouvant du monde et débouchent en un domaine nouveau, où ni la logique ni la raison ne le bornent, mais admettent au contraire l’irrationnel entre le ciel et la Terre, formidable et complexe, bien plus souple et réel que ne le supposait la pensée.

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Cependant, la féerie est pulvérisée, elle est pleine de discontinuités. Entre chacune de ses parties, mon regard doit former mille unités variées, mille rapports, mille correspondances, afin de la recomposer fragmentairement dans ses images. Mon œil, en tentant de susciter cette reconstitution éphémère et de fusionner ces blocs épars, butté d’une vision à l’autre, est renvoyé par ces discontinuités, tant elles sont circonscrites, de cernes épais, et de frontières profondément roulées sur elles-mêmes. Et je m’exerce à faire coïncider le modèle des phrases avec cette dispersion cosmique, par des mots qui épousent l’effort besognant dans la plante, depuis son germe jusqu’à sa pleine croissance, ou dans le minéral, inanimé croit-on, mais qui tout a coup se met à bouger de vie — à mimer le jaillissement de la création, le souple devenir, d’un seul jet, des formes, l’ondoiement des naissances, l’immobilité redoutable des morts qui poursuivent leur renaissance…

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Les mots se raidissent vite autour de ces mondes en fusion. Avant que l’œil n’ait pu les happer et les plaquer contre moi, ils glissent entre la plume et l’encre, fugaces, sans se solidifier autour du centre de feu ravi aux choses coulantes. Comment produire la sensation de surprise, l’émerveillement, la naïveté qui me prennent à chaque instant d’être dans cette quotidienne féerie que sont ces fusées qui traversent mon corps, éclairent mon sang, mes viscères et mes réserves séminales, et qui me font vivre dans la joie de les surprendre au moment de leur explosion, dans leur éclairage instantané ! Car ce n’est pas moi qui plie la féerie à mes desseins, pas plus que je ne me soumets aux siens, mais il y a emboîtement l’un dans l’autre, mariage dans nos profondeurs. Et c’est de moi que devraient jaillir les mots, naître la parole écrite, en spontanéité, en fugacité, avec des unités en miettes que reconstituerait ma plume.

Les plis de la réalité féerique, ses ondoiements, ses modulations, ses avancées et ses reculs, je les tiendrais alors dans le filet des mots nés d’eux, et jaillis de leur pulpe, si les mots ne se rompaient les vertèbres d’être surabondants et trop gorgés. Je ne puis songer à atteindre une ordonnance stable, mais une explosion de formes simultanées qui épouseraient la trame même de la création, où chaque parcelle d’images fragmentées contiendrait la totalité de la création et où la totalité de la création se réfracterait dans chaque parcelle d’images. Et les mots qui les cerneraient auraient le rythme même de ces “passages” féeriques, ce que je dirais serait fait du suc des choses, fait de cette féerie, de ce qui en elle est simple et fantastique, sans histoire, sans être marqué par une date ou un style, participant seulement de la cadence éternelle des forces qui deviennent et s’écoulent, et reviennent en leurs mutations…

Mais je n’ignore pas que c’est en fin de compte de mon fonds originel que sortent les images tirées par les mots, par mon aspiration et mon expiration de souffle — de cette primitive sauvagerie de mon être, brute et spontanée comme l’est la création. Un faisceau de formes surgies et qui prennent rang dans l’existence, se métamorphose en foisonnant, doué de rythmes, de durée, d’énergie latente, comme une chose en voie de vivre. Images qui marchent qui se meuvent, dans toutes les profondeurs et à tous les étages, protéiformes et allant rejoindre l’être collectif, la communauté de l’univers, rejoindre les images de l’arbre, celles des lézards et celles de mes frères, les hommes, lorsqu’elles explosent en moi portées par la parole et le dialogue entamé entre le monde et moi !

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Ah ! bienheureuse délivrance des univers qui s’aligneraient soudain et seraient décharges féeriques dans les mots où je ferais passer tous mes désirs et toutes mes volontés, et ferais restituer les moissons de ma chair ! Ainsi se logerait le réel dans mon langage, et mon langage que serait-il, sinon la voix des choses saisies a vif dans leur ordre et leur intelligence, les symboles des hiéroglyphes attachés aux créature ? Ce que je dirais, je l’aurais reçu de la bouche de ce qui est animé et inanimé, du livre des peuples de la Terre, de ceux qui ont perçu déjà la parole de la féerie !

Je n’aurais pas tissé ce que je dirais dans des couleurs de fables. Je le dirais dans sa nouveauté, comme celui qui l’a reçu au départ et le transmet. Car j’ai en mon être l’esprit et le sang de ceux qui autrefois l’ont déjà accepté en consigne, et dans mon esprit et mon sang, cela prendrait la fraîcheur de la nouveauté. Je dirais tout simplement, ce que la Terre est, et si cela résonnait neuf, c’est que cette nouveauté était dormante dans mes mots déjà lorsqu’ils furent prononcés pour la première fois par d’autres ou moi-même.

Mais peut-être, s’il est nécessaire de dire d’abord les choses qu’il faut taire, faut-il les taire ensuite, après les avoir dites, parce qu’il est aussi nécessaire de les vivre.

L’enfant éternel

Je suis l’enfant au-dedans de l’homme, le primitif en présence des choses primitives, délie dans ces aubes de vie, ces bourgeons en naissance, ces sources à leur bouche, en train de sourdre. Je suis le premier homme par la nouveauté de mes sens, et la féerie m’est voyante à travers mes sens. Elle est à l’état de mystère perpétuel que je découvre, mais moi aussi je suis mystère, découvert à mon tour, celui de la conscience universelle — un être réussi à l’aube des temps, demeure bien établi dans son corps, et qui se laisse aisément rejoindre, étant répandu au dehors.

Je ne guérirai jamais de mon enfance. Car je suis plein de monde, plein de ciel et de terre, plein de feu et d’eau. J’ai les clefs de l’univers entre les doigts, c’est l’univers qui me les a offertes à ma naissance, et n’ai-je pas à mon tour remis entre les mains de l’univers les clefs de mon sang ? Enfant éternel, tel je me vois, si je parviens à m’apercevoir sans piperies, au milieu de ces tournoiements magiques qui me créent et que je crée, et dont cependant j’ignore tout, avec une puissance juvénile.

Je suis toujours présent aux créatures, dans cette transparence, afin qu’il y ait réciprocité, afin de provoquer d’autres transparences et que le monde aussi devienne clair. Je demeure en plénitude dans ma condition d’homme que je vénère, en me soumettant à l’ordre primordial de mon existence, en me laissant entraîner à chair perdue par l’aspiration de mon être, par sa volonté, vers les noces avec les créatures, grâce à la féerie coutumière. Mais dans le silence, qui m’est perceptible, où roule la création, où le dialogue entre les vivants et moi se magnifie parce qu’il en est le sacre, je vois encore mes certitudes.

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O païennerie universelle qui est la vie du monde, par quoi je ne meurs jamais, par quoi j’atteins à la longue vie de la durée de la Terre et du ciel ! Je suis vide de mort, il n’y a place en moi que pour la vie. Libre, je ne suis que vie. Je suis de la vie, de la puissance qui s’édifie pourchassant devant elle j’ombre de la mort, si bien qu’il ne demeure en moi pas un seul point vacant pour la mort. Parce que tout en moi est en étroite jonction avec la nature, je suis une prairie joyeuse, une débauche d’activité joyeuse, dans l’état illimité de l’enfance aux forces serrées, aux yeux qui voient loin, et qui est sans peur, invulnérable à la destruction, rénovée, vivifiée dans cette naissance qui est féerie, dans cette féerie qui est une naissance. Et quelle sérénité, soudain, autour de moi, d’avoir reconnu celà : que je suis l’une des formes de toutes les formes, l’une des apparences de toutes les apparences.

Pas de formules maîtresses, mais la moindre de mes fibres tend à une existence cosmique par ses prolongements, à l’égal de la mouche ou de la goutte de pluie, du lézard ou du mélèze. Vitalité de puissante teneur qui condense en mes membres cette vitalité conforme à l’ordre du monde !

Je mange l’univers et l’univers me mange, et mon corps reçoit de perpétuelles plénitudes. Entre ma complexion et celle de la Terre, entre ce que j’inhale et ce que j’exhale, entre mon sang et le souffle des choses, s’établissent l’équilibre de l’univers, la bonne ordonnance de la vie, la paisible réglementation des formes.

Je suis le danseur léger qui soulève les mondes dans mes bonds et mes virevoltes, qui trace des méridiens aériens avec mes jambes et mes bras envolés autour des sphères ! Les signes que je fais sont les signes de l’alliance bienheureuse. Ce n’est pas vers l’azur seulement que je fonce pour signifier mon amitié aux oiseaux de passage, mais je descends dans le tréfonds des glaises et des schistes, pour rappeler aux choses de l’obscurité, aux vers et aux racines, aux taupes et aux sources, que la féerie est avec nous ! Car il n’est pas plus de ténèbres que de lumière, il y a seulement la vie une, rieuse et grondante, impatiente et grasse de sèves.

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Le rythme, c’est la vie, le souffle chaud, la puissance vitale. J’intègre rythmiquement mon être dans le grand système rythmique de la création. Je fais mienne sa symbolique, je l’incorpore. Il n’y a pas cinq règnes dans la nature, il n’y en a qu’un seul, qui emplit de part en part le grouillement de la vie. Ma tête est ronde comme la planète, mes pieds sont des racines d’arbre. Le ciel m’est un, la Terre n’est qu’un seul corps : une flaque de bouse, une toile d’araignée, une herbe. Mon lot de vie est d’être vie de l’univers, et je vivrai jusqu’au bout mon lot de vie. Je sais le plaisir du poisson qui prend le fil de l’eau, j’ai la saveur du blé en herbe, son lait en formation. Au bout de mes membres, j’ai le contact de la Terre en rotation. Je suis “ouvert” et “donné”. Entre les multiples faces de l’univers, il y a continuité concrète. Si je suis en autrui et le connais comme il me connaît, c’est qu’il y a unité d’un seul règne.

Manifestés en spontanéité, nous sommes “nous”, famille-une. J’entends le soupir de la pierre qui se délite, je suis dans la chaleur des fourrures des bêtes, dans celle des souris, des flaques d’urine, des crottes molles, dans l’entière surface féerique des apparences. Comme l’eau souple acceptant toutes les formes, toutes les places, la féerie est le grand confluent des choses. Elle est accueillante, elle est paisible, elle est le parfait équilibre.

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Je suis le réceptacle de la création et je suis aussi l’eau de ce réceptacle qui possède un tel équilibre qu’on a tiré d’elle la règle du niveau. Quand l’eau demeure quiète, elle éclaire les objets. Ainsi moi, dans ma sérénité : éclairer, c’est comprendre, et c’est aussi illuminer.

La féerie créatrice est soulevée par la curiosité de l’œil, de l’oreille, de la gustation, du flair, du palper. Elle est ces perceptions qui s’en vont loin dans les choses de la vie, globalement, d’une seule plongée à la fois. Mon ouïe guette et mon odorat épie, mon toucher scrute et ma saveur palpe. Ces outils de l’émerveillement de mes sens se mettent au travail, de concert, du même train, toujours trempés dans le lait de la fraîcheur et toujours spontanément nus. Ils entrent en plein dans la matière, avec une gourmandise goulue, cette matière bourgeonnante qui de quelque cote qu’elle se présente m’offre en même temps les multiples aspects de l’univers.

Toujours les narines ouvertes, les papilles vibrantes, les regards foisonnants, la peau aspirant les choses, l’être entier ouvert par ses mille sens.

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Je suis charnel. Je pense au moyen de mon corps. J’adhère à la de la féerie, sans me dissiper. Je dis toujours “oui” aux accents de la création et chaque jour je prend conscience de sa réalité drue accents de nouveauté.

Pouvoir de la matière ! Je suis moulé sur elle et elle sur moi. Je n’ai pas l’inquiétude de l’universel, mais la joie de l’universel. Les choses deviennent des êtres, et moi les choses. Je suis global, comme un prunier au milieu d’un pré est un être entier. Je ne travaille pas à ne jamais ressembler à autrui, à devenir la plus irremplaçable des créatures, mais tour a tour je deviens la création, en son ensemble et en ses plus infimes parties. Il y a l’aimantation silencieuse des lunaisons et la mienne, du même ordre implacable l’une sur l’autre, l’une par l’autre. L’économie féerique est là, irradiée, irradiant, selon des canons illimités.

Ah ! que ma passion de voir plus que d’autres me donne le pouvoir de l’herbe et de la bête, m’accompagne de foules frémissantes qui nouent et dénouent autour de moi de vaste spectacles plus vrais que l’imaginaire et l’illusoire ! Mais je ne sais pas dire cette passion de voir, et je me tais. Parce que les mots me passent au travers du corps sans s’arrêter sur mes lèvres et que je n’ai pas recours à des pensées pour justifier mes instincts !

L’assemblée aimante

Par cette loi de la rencontre et de la présence, je m’accrois, je suis surajouté. Le frottement de l’ambre par sa chaleur aspire la fibre de la laine : c’est la même puissance qui me permet d’être présent au cœur des autres, et aux autres d’être proches de moi, d’être moi.

II faut que nous soyons au moins deux pour que nous existions et pour que l’univers se maintienne en équilibre. Et nous sommes tant et tant à nous aimer ! Pas de cet amour dont on parle et qui, parce qu’on le recherche, ferme à l’homme la porte des paradis. Mais d’une création continue par la joie d’être en autrui, en assemblée aimante.

Cette adhésion jumelle de l’arbre et moi, de la bête et moi, en un seul transport, n’est pas un piège de surprise ni une fulguration brusque, mais bien une naturelle inclination, la volonté de deux créatures qui ne peuvent faire autrement qu’irradier leur amour, comme la luciole sa lueur verte. Avec des répliques et des consonances, des flux et des reflux, c’est une double cadence où il n’y a ni plus ni moins, ni haut ni bas. Présence et non absence, consentement à ce qui est, et non pas raideur orgueilleuse pour dominer et se séparer.

Par la joie de ma chair, je touche à la joie des autres, car les rapports avec les créatures sont conjonction heureuse et non point agressivité.

La joie est vivre, de la naissance à la mort. Elle est dépense créatrice, richesse de gain et d’échanges. Nourri de joie, de veine en veine, de muscle en muscle, bâti sur la joie, je le suis. Elle est mon avancée naturelle, l’édification de ma charpente, ce qui la cimente et la pare. Elle est l’espérance au milieu des défaites et des amertumes. Elle est évidence de la vie qui enserre les moindres parties de l’homme, parties qui ne sont pas seulement tournées vers la lumière, mais aussi ployées de ténèbres, qui ne sont pas matière d’un seul grain mais de plusieurs — la vie des plus simples, qui n’apparaît pas sainteté en regard des autres vies, ni objet de vénération.

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Je ne vis pas de mythologie ni d’angélisme, mais d’enfance, en virginité d’enfance, sans un seul rictus qui tord ma bouche, toujours perceptible au regard des autres, et transparent afin d’attirer la transparence. Tout se prolifère, tout se dirige, vers cet Orient retrouvé qu’est la féerie, vers ce pôle adorant qui me projette vers l’amitié du monde. Cependant, rien ne l’explique ni ne la codifie. Elle est parce qu’elle est, comme le gonflement de mon être et la qualité de ma vie. Je n’ai d’elle aucune connaissance qui diminue son mystère, en me la rendant plus lumineuse qu’elle n’est, je ne possède pas le mot de son énigme, parce qu’elle est plus nue que la paume de mes mains.

Elle se lève sur mon front comme une étoile de fin de jour, avec la lenteur des choses qui naissent. Alors je sens bien qu’autour de moi et en mon corps, elle approche, elle s’éloigne, elle s’irise et s’obscurcit à la fois, mais elle est toujours respirante. Comme la nuit et le jour qui se mêlent, comme le ressac qui se brise perpétuellement de sa propre écume. Elle est un objet réel, organisé, qui se prolonge dans la durée illimitée, sous une musculature ferme et une densité visible de la chair. Elle n’est pas une fantasmagorie où l’on se glisse en somnambule, elle est insérée dans le bois et le fer, dans l’air et l’eau, de face, de biais, dans ce qui frappe la vue et dans ce qui est au delà de la vue.

***

Je ne les reconnais plus, ces faces ternes du quotidien. Elles me paraissent toujours stupéfiantes dans leur étrangeté. Je suis à jamais pris dans les choses de leur ciel et de leurs Terres. La féerie, pas plus que la vie, n’est ailleurs. Je la possède en plénitude sans rien écarter de l’univers, surtout sans suspecter ses images solides et ses apparences fugitives. Je ne crée pas là un canton à fantasmes, je ne m’engouffre pas dans un domaine nocturne afin de me nourrir de nostalgie et de révolte. La féerie n’est pas une métaphysique ni une création de l’esprit en ce qu’elle fait de moi un drame universel, tendu vers une sorte d’éblouissante confusion. Elle m’impose la vision de l’univers à la juste puissance de mon regard, à la mesure de mon cœur, d’une solidité de marbre, bien que je puisse me glisser dans ce marbre, à travers ses veines, aussi aisément que l’air passe dans mes poumons où que le feu court dans le bois sec, et saisir sa perception immédiate jusqu’en son chaos antérieur, en son noyau premier.

Ce qui sort d’elle, ce qu’elle projette — le vivant de son ventre est depuis des millénaires en formation, en marche, en fusion, à travers les règnes et leurs nœuds et leurs réseaux de contradictions, leur pôle négatif, leur pôle positif, leur passé, leur avenir. Elle est craquante de phénomènes qui ne se meuvent pas dans un cercle perpétuellement identique, mais évoluent par saccades, luttes et conflits contraires, qui sont l’essence mêmes des choses.

Je suis au cœur de l’artillerie atomique, dans son réduit central, son œuf redoutable, à la prodigieuse énergie — dans la légèreté des particules de l’uranium, puissance de lumière et de feu où je gîte, enroulé dans le bien et le mal, et hors du bien et du mal, dans l’alchimie de la matière.

Elle est la réalité déployée de long en large sous mes regards. Je puis remonter jusqu’à son foyer central. Je puis, étage par étage, atteindre à sa pointe la plus extrême, et qui est de diamant. Rien que par l’une de ses figurations, je puis l’appréhender entièrement.

Possédant et possédé, l’univers s’ouvre à moi comme une coquille, et dans ce royaume tout se mêle, ce qui est vrai et ce qui semble surnaturel, ce qui est visible et ce qui parait au delà du visible.

Elle ne parcourt aucune trajectoire précise. Ses démarches sont tendues vers le présent. La durée est abolie. Elle instaure à chaque moment des instants d’éternité, en faisant partir en éclats les écorces du temps. Elle ne requiert pas un contact imprévu ni des circonstances exceptionnelles pour surgir et durer dans ma mémoire. Je suis toujours en état d’acquiescer à ses sollicitations, et elle est toujours au centre de ma nature, en un état permanent, dans une grande lucidité.

II n’y a pas de distinction possible à faire entre son apport et celui qui vient de moi. La délimitation entre le mien et le tien est abolie entre nous comme dans l’extrême amour. Elle est ce cerne sans bornes de l’espace qui se plisse autour de ma vie et m’orne d’imageries infinies. Elle est cette roue du soleil qui rompt l’étau de mon être à chacun de ses tournoiements et me donne l’innocence et le rêve qui m’empêchent de jamais vieillir.

Louange à l’impératrice du cosmos, à la haute annonciatrice de ce qui naît et de ce qui meurt !

O ! matérialité adorable de l’univers, chaque fois que mon cœur la frappe, il en jaillit des visions ruisselantes d’actes de vie ! Telle qu’elle est, elle ne s’étire ni ne se multiplie sous la présence d’aucun esprit universel, d’aucun dieu, brasier qui s’élève et s’éteint selon ses propres lois. Eternellement, elle a été, elle est, elle sera ce brasier qui s’embrase et meurt tour à tour, en une force organisatrice…

La solitude bruissante de l’univers

Rien ne me donne plus d’assurance, de foi en ma destinée que cette solitude bruissante de l’univers. Je crois en elle, mystérieusement, mais je crois aussi qu’elle est toujours à m’attendre et que nous avons besoin l’un de l’autre. Il y a en même temps dans cette certitude une confuse irréalité, une sourde inspiration sans forme et hésitante. Je sais que je dois marcher vers mon destin, par ma volonté diffuse dans mon corps, mais parfois, je m’interroge sur ses démarches : “Où est-il, où me donne-t-il rendez-vous ?” Je sais que c’est du vif élan de mon être que je suis en marche vers cette nébuleuse, mais sans doute ce qui surgira entre nous, face à face, ne prendra pas le visage de ce qui fut en moi un songe. Et je sais aussi que cette prédestination n’aura une forme que si, d’abord, je somme ma volonté d’être en marche, et d’appeler à soi ce qui sera.

Pris dans le courant qui me livre à une fatalité consciente, sans doute suis-je abandonné et docile, comme un cadavre entre les mains des thanatopracteur, mais pas tout à fait cependant, car j’interviens, j’agis, j’épie mon cheminement dans la vie, mon développement au dehors.

Je m’offre, je me hisse à la rencontre de mon destin. Je m’ouvre à lui, car je crois en lui dans la joie. Je me prête à lui par ma foi. Je l’aide à me réaliser et à provoquer en moi les événements enroulés dans l’inconnu de son mystérieux anneau passé autour de ma vie, et qui naîtront sous mes pas, jusqu’à ma mort.

Mais une vérité solitaire, ensevelie en moi, ne serait qu’une pierre tombée au fond d’un puits. Je ne puis prononcer ni pour moi ni pour les autres, les mots “ma pensée”, “mes sentiments”, “mon esprit”, “mon œuvre”. Quand bien même le monde des hommes se tairait autour de moi, ma solitude ne serait jamais un abandon, je saurais réveiller le silence par mon intimité avec lui, et il finirait lui aussi par se livrer à moi.

Ce sens de la camaraderie, cet instinct qui me porte à être mêlé à la création, m’accompagneront jusqu’à la minute où cessera de battre des ailes d’oiseau de ma vie, jusqu’à ce que j’aboutisse au dernier vrai silence où se taira mon sang.

La vie intérieure n’est pas la suprême conquête de l’homme.

La nature n’est pas en moi, je ne suis pas elle, mais nous sommes l’un dans l’autre, sans frontières, et si je suis le lieu du monde, le monde à son tour est mon lieu d’élection.

Les ressorts les plus instinctifs de mon être exigent de moi une continuelle impulsion pour m’épanouir en multipliant mes contacts, pour ne pas me regarder vivre et souffrir, pour ne pas penser ma vie.

Toujours je suis dans le plaisir aigu des choses rencontrées, dans le désir qui aiguillonne ma chair pour qu’elle rejoigne la chair de la création.

Je ne me désire pas, et moins encore je ne m’approuve ni ne me convoite. Toute ma texture me porte à vivre hors de mon sépulcre vide. Je ne suis plein que des choses que mes sens accaparent.

Quel fut ce philosophe fou de l’antiquité qui pour pouvoir philosopher plus librement et décharger son âme de la débauche des sensations, se creva les yeux ? II creva en même temps son âme, car l’âme ne peut être que l’expression de nos sens éveillés pour la fête de la vie, haussée droite à la crête des réalités qui ont plus de poids que celles que nous nous forgeons nous-mêmes.

***

Je suis au service du royaume de la féerie où les vivants vont et viennent, dégagés de leur individualité particulière, saisis dans leur unité et celle des créatures, dépositaires des plus bouleversants miracles. Pas de centre de conscience, de point de mire. L’orbe infini de ma vie rejoint celui du monde.

Jamais je ne joue le jeu du “seul”, où l’homme peut se sentir grand sans grandeur véritable.

La solitude n’est que le cercle invisible que l’on trace autour de soi au milieu du tumulte, le cercle hors duquel on a loisir de sauter à pieds joints, chaque fois qu’il le faut, pour foncer dans la vie. Elle naît de ma position vivante et non pas du silence de mon cœur clos, elle est manœuvrière de la vie, ambitieuse de susciter de la vie haute dans le sens le plus strictement humain, de la vie a la taille de l’homme.

Je ne puis être seul en face du monde, malgré les forces internes qui se rejoignent en moi et font de moi un carrefour. Puis-je reconnaître où finit mon individu qui constamment se trouve agissant, qui ne s’exprime, ne s’atteint et ne se dépasse que par le sacrifice à une cause extérieure.

Parce que ne prédomine pas en moi la déchirante antinomie entre l’extérieur et l’intérieur, entre la pensée et l’action, j’ai préservé l’unité de mon être, et son intégrité. Tout se passe en plein vent sous le soleil des hommes. Si je suis secret, je le suis à la manière des bêtes et des arbres qui vivent toujours seuls, mais qui sont reliés à la vie du monde.

Cet article vous a été proposé par Albert Sarallier
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